Notes au fil du temps

Rubrique créée le 29 novembre 2016.
dernière mise à jour le 2 décembre  2018.

QUELQUES MOTS DE PRÉSENTATION

Vous souvenez-vous de ce schéma en étoile ? Je le présentai au printemps 2015 dans mes Remarques d’après-Charlie.

L’actualité m’a obligé dès l’automne à interrompre mon projet pour développer le DOSSIER L’Islam défantasmé, qui s’est aujourd’hui gonflé de près de 25 articles.

Charlie est loin. L’islam occupe aujourd’hui le devant de la scène et surtout les esprits. Le travail n’a pas été inutile et il et loin d’être achevé. Mais les autres thèmes en suspend que j’ai promis de traiter ne sont pas moins importants. Certains aspects en ont été abordés dans les articles mis dans L’Islam défantasmé. Quant aux autres, je propose de les toucher petit à petit, comme les remarques et les réflexions viennent, avant de pouvoir leur consacrer un travail plus systématique et plus complet. C’est le sens de cette rubrique Notes au fil du tempsIl ne faudra donc pas s’attendre à ce que sa périodicité soit exactement régulière. Je la nourrirai dès que circonstances l’exigeront et que le temps m’en sera donné.

22. Samedi 1er décembre 2018 : Jeunes en dehors de la République ?

21. Vendredi 30 novembre 2018 : Présentation du livre Voyage au pays de l’islamophobie

20. Jeudi 29 novembre 2018 : Interventions sur la situation de l’Islam en France depuis juin 2017

19. Mardi 11 juillet 2017 : Sur les rapports société et État / religion islamique en France

18. Mardi 20 juin 2017 : Quelques considérations sur la nouvelle donne internationale

17. Lundi 19 juin 2017 : Remarques d’après-campagne électorale

16. Mardi 28 mars 2017 : La colonisation, « crime de lèse-humanité » pour Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron (1789)

15. Dimanche 19 février 2017 : La colonisation est bien un crime contre l’humanité

14. Mercredi 15 février 2017 : Banlieues : hélas ! Nihil novi sub sole.

13. Dimanche 12 février 2017 : L’islamophobie, un racisme imaginaire?

12. Mercredi 25 janvier 2017 : Civilisation judéo-chrétienne ?

11. Lundi 23 janvier 2017 : La fin du salariat, vraiment ?

10. Vendredi 20 janvier 2017 : Travailleurs détachés : scandale et hypocrisie

09. Vendredi 6 janvier 2017 : L’Évangile, le Coran et la République

08. Dimanche 18 décembre 2016 : Le désastre d’Alep, métaphore du Moyen-Orient

07. Mercredi 15 décembre 2016 : Un pape musulman ?

06. Lundi 5 décembre 2016 : Le roman national de François Fillon

05. Dimanche 4 décembre 2016 : Pour François Fillon, il n’y pas eu de politique coloniale vis-à-vis de l’Islam

04. Vendredi 2 décembre 2016 : Paroles suaves de François Fillon sur la colonisation

03. Jeudi 1er décembre 2016 : « Valeurs de la République?  »

02. Mercredi 30 novembre 2016 : « Drôle de république, qui se veut régalienne… »

01. Mardi 29 novembre 2016 : « terrorisme islamique » & « Voilà qu’ils s’islamisent… »

  1. Samedi 1er décembre 2018 :

Jeunes hors de la République

« Aujourd’hui, sur nos 800.000 jeunes, il y en a 100.000 qui sont sortis de tout encadrement étatique », avance le général Pierre de Villiers, ex-chef d’état-major des armées, pour s’interroger : « Quelle sera la formule qui fera qu’ils viendront, comment allons-nous aller les chercher ? »[1]. Si l’on quitte le langage technocratique pour parler politique, cela veut dire que 100.000 jeunes d’une classe d’âge, soit 12,5 %, sont considérés comme hors de la République.

Ces chiffres sont à rapprocher ce ceux donnés par Hakim El Karaoui, proche d’Emmanuel Macron qui, se fondant sur une enquête IFOP, affirme que 28 % des Musulmans ‒ le pourcentage dépassant même les 50 % chez les 15-25 ans ! ‒, « ont adopté un système de valeurs clairement opposé aux valeurs » tantôt dites « de la République »[2], tantôt dites « françaises »[3], et parle même de « sécessionnisme »[4].

Sans nous arrêter sur l’ambiguïté et le caractère méprisant de ces épithètes appliquées à la jeunesse que l’on boute ainsi hors de la République, faisons un rapide calcul :

* Si, d’un côté, on étend le chiffre de 100.000 jeunes du général de Villiers qui comptent pour une classe d’âge, aux 15-25 ans des rapports de Hakim El Karoui, cela fait 1.000.000 de jeunes hors de la République.

* Si, de l’autre côté, le pays compte, toujours selon les rapports de Hakim El Karoui, 5 % de Musulmans, soit 50.000 sur les 1.000.0000 des 15-25 ans, et que 50 % d’entre eux se placent hors de la République, cela fait un total de 25.000 jeunes par classe d’âge.

Cela voudrait dire en creux que 75.000 jeunes non-Musulmans sont, à chaque classe d’âge, hors de le République. Les Musulmans prétendument « sécessionnistes » sont donc l’arbre qui cache la forêt. Mais il est plus facile de s’en prendre à eux ! Confirmation donnée par les manifestions du samedi 01 décembre qui s’en sont prises à l’Arc de triomphe de l’Étoile, érigé par le Premier Empire pour commémorer les victoires de l’armée française, inauguré par la monarchie de Juillet et transformé en symbole républicain : les jeunes Musulmans n’y étaient pas légion…

NOTES :
 

[1] DE VILLIERS, Pierre, lors de l’émission « Zemmour et Naulleau » du 28/11/2018, sur Paris première.

[2] EL KAROUI, Hakim, Un islam de France est possible, Paris : Institut Montaigne, août 2017, 27.

[3] Voir par exemple, page 132. L’homme revient plusieurs fois sur cette énonciation dans son nouveau document, La Fabrique de l’islamisme, édité par l’Institut Montaigne en septembre 2018. Il parle ainsi de ce « chiffre de 28 % de musulmans proches d’un système de valeurs opposé aux valeurs de la République », 438.

[4] Voir Un islam de France est possible, 28, et La Fabrique de l’islamisme, 417.

 

  1. Vendredi 30 novembre 2018

Je suis heureux de vous informer de la sortie de mon dernier livre :

 

Entendre, à ce sujet, mon entretien téléphonique avec Abdellatif Essadki dans le cadre de l’émission marocaine « Arc en ciel » sur Radio Pluriel et accessibles sur Youtube en reportant le lien suivant :

« Voyage au pays de lislamophobie : Une islamophobie peut cacher une autre », le 5  novembre 2018 :

https://www.youtube.com/watch?v=WLWpp004ELM 

  1. Jeudi 29 novembre 2018

Interventions sur la situation de l’Islam en France depuis juin 2017 :

 

Mes entretiens téléphoniques avec Abdellatif Essadki dans le cadre de l’émission marocaine « Arc en ciel » sur Radio Pluriel et accessibles sur Youtube en reportant aux liens suivants :  

« Décryptages et propositions sur la gestion de l’ Islam en France », le 5 mars 2018 :

https://www.youtube.com/watch?v=7_C6GHuBC2w

« Le décryptage citoyen u discours du Président Emmanuel Macron à l’Iftar au CFCM », le 17 juin 2017 :

https://www.youtube.com/watch?v=7_C6GHuBC2w 

« Le Regard de la société française sur l’Islam EN et DE France », le 17 juin 2017 :

https://www.youtube.com/watch?v=QBu5tgnovIc

 

  1. Mardi 11 juillet 2017

Sur les rapports société et État / religion islamique en France  

Je mets ce jour en ligne deux entretiens téléphoniques avec Abdellatif Essadki dans le cadre de l’émission marocaine « Arc en ciel » sur Radio Pluriel et accessibles sur Youtube en reportant le lien suivant :

https://www.youtube.com/watch?v=cBVfSH79__Q

* le premier, daté du 16 juin 2017 intitulé  « Le Regard sur la société française et l’Islam EN et DE France » ; 

* le second, daté du dimanche 9 juillet 2017, intitulé « Le Décryptage citoyen du discours d’Emmanuel Macron à l’Iftar du CFCM (20 juin 2017) ».

 

  1. Mardi 20 juin 2017

Quelques considérations sur la nouvelle donne internationale

François Hollande ne s’est pas contenté pas de manifester un alignement total de la France sur les États-Unis dans leur politique hostile à la Russie. Celle-ci a consisté à prendre l’avantage de la dissolution du parte de Varsovie en continuant à déployer l’OTAN, à arracher à la Russie d’hier son influence sur l’Ukraine et la Géorgie et à tenter de lui couper  la route de la Chine en Asie centrale. Ce qui devait nécessairement provoquer un raidissement national de la Russie visible en Ukraine et en Syrie.

Et que l’on ne nous sorte pas le prétexte des droits de l’Homme ! Hollande a fait de l’Arabie saoudite son principal partenaire au Moyen-Orient, ce qui permet de mesurer la part effective de ces droits de l’Homme dans la politique réelle. Dans cette zone, Français Hollande a fait mieux qu’un alignement sur les États-Unis : il s’est fait en Syrie et dans les rapports avec l’Iran plus étasunien que les États-Unis. Le résultat est double pour la France : l’entraînement dans le camp saoudien contre ses adversaires au Moyen-Orient et la perte, dans le camp de la coalition dirigée par les Etats-Unis, de toute voix au chapitre… C’est absolument remarquable !

Nous ne savons pas grand-chose des intentions d’Emmanuel Macron. Mais il va bien être obligé de tenir compte de la nouvelle donne internationale. Elle marque un changement bien plus significatif que le tournant exclusiviste et anti-multilatéral pris par Trump, qui oblige déjà la France et l’Europe à se poser la question de ce qu’elles veulent sur le terrain international.

L’épicentre des relations internationales n’est plus aujourd’hui dans l’Atlantique mais dans le Pacifique. Le changement a été amorcé il y a une bonne trentaine d’année, mais le résultat est là, évident. La Russie ne peut dès lors que se tourner vers le Pacifique et définir sa politique européenne en fonction de cet objectif central. Quant à l’Europe, comment peut-elle avoir accès au Pacifique ? Avec les États-Unis ou avec la Russie ? Avec les premiers, elle ne peut figurer que comme voiture de queue et perdre toute initiative. Avec la seconde, elle peut établir a un accès plus direct et surtout elle a davantage de poids dans le rapport avec la Russie car celle-ci a besoin de s’appuyer sur l’Europe pour contrebalancer le poids excessif de la Chine dans un rapport en tête à tête.

Pour aller dans le détail, contentons-nous de parler d’énergie. Aujourd’hui, en tentant de contrôler la péninsule Arabique et l’Iran – là cela va être difficile d’avoir els deux en même temps ‒, les États-Unis cherchent, entre autres question stratégiques, à avoir le mains les robinets des hydrocarbures qui assurent le contrôle de l’approvisionnement non seulement de l’Europe, mais aussi du Japon, de la Corée et de la Chine. Une manière de desserrer l’étau étasunien : un accord énergétique européen avec les Russes. Les autres pays d’Europe sont-ils prêts à prendre leur autonomie vis-à-vis du grand frère nord-américain, même lorsque ce dernier, qui n’en a plus cure de l’Europe pour se concentrer sur le Pacifique, les repousse sans ménagement ? Cela n’est même pas certain. L’Europe passerait alors aux poubelles de l’Histoire et elle aurait le loisir de pleurer sur sa puissance. Mais pourquoi pas une autre politique, qui en finisse avec ces rêves malsains ? 

  1. Lundi 19 juin 2017

Remarques d’après-campagne électorale

Mon appréhension en septembre 2016, c’est-à-dire au début de la campagne électorale[1], était que cette dernière fût marquée par une exacerbation du climat islamophobe qui s’était mis en place pendant l’été, à l’occasion du carnage de Nice et de l’assassinat du père de Saint-Etienne du Rouvray. Les circonstances ont voulu que le affaires Fillon et compagnie finissent par saturer l’ambiance politique et focaliser les médias sur l’opinion sur le prétendue moralisation de la vie publique, dont on voit où elle mène avec la loi Bayrou, c’est-à-dire à bien peu de chose. Il n’y a pas en tout cas à se plaindre que l’orientation politique de la nouvelle équipe dirigeante ne soit pas, du moins pour l’instant, obsédée par l’Islam. Les déclarations d’Emmanuel Macron sur la colonisation ont même contribué à calmer le jeu. Cela durera-t-il ? Espérons-le.

En tout cas, la fin de cette longue séquence électorale est l’occasion de quelques remarques.

Dégagisme et besoins sociaux des classes populaires

D’abord, une confirmation, si elle était nécessaire. Les élections peuvent bien servir à éliminer une clique politique, ou, comme l’introduisit le irḥal !, « dégage ! », des printemps arabes de Tunisie et d’Égypte, à la faire dégager. Elles sont la plupart du temps, pour mille raisons, inaptes à donner une équipe qui représente les besoins réels des populations. Regardez : 15 % des électeurs favorables à Emmanuel Macron finissent par lui donner une majorité de plus de 60 % de députés, sans parler de ceux qui, de l’UDI et de LR d’un côté, et du PS de l’autre, sont prêts à emboîter le pas du gouvernement pour faire passer l’« inversion de la hiérarchie des normes » dans le code du travail et l’entrée des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun. Ne parlons même pas de la composition sociale de cette auguste assemblée où les classes populaires son sous-représentées, mais dira-t-on, il y a quand même un ouvrier dans l’hémicycle, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps ! Le piège électoral s’est refermé sur les classes populaires : la prétendue légitimité que revendiquent nos dirigeants pour faire passer ces deux paquets de lois scélérates servira d’anesthésiant à l’expression des besoins sociaux des travailleurs ‒ actifs, chômeurs ou retraités ‒ qui vont recevoir un grand coup derrière la nuque. Il se referme aussi sur tous les citoyens invités à accepter un tour de vis supplémentaire dans leurs libertés au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Cela sera-t-il suffisant ? Souhaitons que non.

Luttes parlementaires et organisation des luttes sociales

Même à supposer que se forme un cartel PC / France insoumise / ex-fondeurs PS, la question est de savoir si l’accent doit être mis sur la lutte parlementaire ou sur l’organisation de la résistance sociale. En effet, ce ne sont pas quelques effets de manche à l’Assemble nationale qui peuvent faire plier la politique de saccage du droit social qui se prépare, mais seulement l’organisation de la lutte sociale, et dans cette opposition parlementaire, tout le monde n’est pas d’accord, loin s’en faut, pour cette priorité.

La tâche est rude. La désorganisation des rangs des travailleurs a atteint un degré jusqu’ici inconnu. Le chômage massif a hypertrophié la concurrence entre les salariés. La course aux places dans les organismes sociaux a démoralisé des pans entiers des sommets des organisations revendicatives, l’insuccès de grandes marches syndicales a découragé la masse de travailleurs. Certes, la campagne menée pendant les présidentielles par La France insoumise a redonné à la mobilisation des classes populaires un espoir disparu depuis longtemps, et même arraché au Front national une partie des travailleurs. Ceux-là qui, en l’absence de lutte collective, s’imaginent pouvoir se défendre par une politique qui tourne le dos à la solidarité des travailleurs en dressant d’illusoires barrières juridiques, nationales ou ethniques, qui n’ont pour effet que de dissoudre encore davantage la force collective et de laisser les travailleurs désemparés, entreprise par entreprise, devant les pressions patronales et gouvernementales à leurs conditions de vie et de travail.

Reste à traduire cet élan politique en termes d’organisation de la résistance. Cela n’est pas gagné. D’autant plus que, dans sa campagne qui a fourni une condition politique positive à la mobilisation sociale, la campagne de Jean-Luc Mélanchon n’a pas entièrement bouché les oreilles des travailleurs au chant des sirènes d’une prétendue protection nationale contre l’Europe. Or si l’Europe de Bruxelles est incontestablement, dans les conditions présentes, un instrument libéral contre les travailleurs, cela est vrai pour tous les pays d’Europe, si bien qu’une riposte efficace ne peut résulter que d’un mouvement qui unifie les forces des travailleurs à l’échelle continentale. Songez où nous en serions aujourd’hui si, même avec de petites organisations de plusieurs pays d’Europe, avait été organisée à Strasbourg ou à Bruxelles, au fil des deux décennies de sa mise en pratique, une protestation annuelle contre les travailleurs détachés la revendication « à travail égal salaire égal » que le mouvement ouvrier inscrivait sur ses banderoles il y a un siècle et demi déjà dans sa première Association internationale ![2]

Il est urgent de se mettre à creuser un sillon européen dans les luttes ouvrières, dans ce combat comme dans ceux d’autres rubriques ‒ temps de travail, salaire minimum, droits des travailleurs immigrés, etc. ‒ à choisir pour entamer une harmonisation sociale européenne par le haut, et non par le bas, comme cela est en train de se pratiquer massivement.

L’escalade sans fin de la « lutte contre le terrorisme »

Le terrorisme, parlons-en ! Comme cela a été dit et répété dans ces colonnes, on ne viendra pas à bout de la dissidence politique qui se réfugie sous le drapeau bien commode d’un Islam qui n’en peut mais, sans s’attaquer à ses causes externes, c’est-à-dire sans modifier profondément la politique extérieure dans l’ensemble Moyen-Orient/ Maghreb/Sahel africain, en cessant l’interventionnisme militaire et le bellicisme impérialiste. Il ne suffit pas de dire que la colonisation était un crime. Cette politique, qui en est la continuation, est de même nature. Allez à Dakar ou à Bamako, à Tunis ou à Beyrouth, et entendez ce que l’on dit hors des cercles qui parlent à nos compatriotes le langage que nos classes dirigeantes et à leur porte-voix médiatiques veulent bien entendre ! À voir le nouveau président qui choisi, lors de la passation de pouvoir le 14 mai, de remonter les Champs Elysées sur un véhicule militaire de commandement, il ne semble pas que nous en prenions le chemin.

On ne viendra pas à bout de cette dissidence usant de l’arme terroriste sans s’attaquer à ses causes sociales ou, pour utiliser les mots d’un certain Emmanuel Macron quand il n’était encore que ministre de François Hollande, au « terreau » où elle prospère. Or il y a au moins deux éléments dans ce terreau : l’un est l’abandon, le rejet où la République projette les populations venues des anciennes colonies, notamment nos concitoyens musulmans ethnicisés par tradition ; l’autre est cet autre abandon massif dont elle fait souffrir les classes pauvres de la population, dans les banlieues et les zones éloignées des centres urbains. Imaginons que l’on diminue, par une politique intelligente ‒ ce qui tiendrait du miracle ! ‒, la pression directe sur les premières, ses effets positifs risquent d’être largement compensés par la précarisation générale des emplois salariés et la dégradation de la condition des chômeurs et des retraités. Et que reste-t-il alors à faire, sinon le flicage accru et la psychiatrisation généralisée des couches populaires dans l’espoir stupide de déceler à temps les jeunes, voire les enfants, que de prétendues failles psychologiques pourraient rendre susceptibles de péter les plombs.

Désengagez nos armées des théâtres moyen-oriental et africain, abandonnez les politiques néocoloniales de contrôle et d’agression, diminuez de façon drastique le chômage et respectez tous les citoyens dans leurs besoins sociaux et préoccupations culturelles et religieuses ‒ dont une peur irrationnelle injustifiée fait suspecter quelle ne menacent la République ‒, et vous verrez si vous avez besoin de toutes ces armées de policiers, de psychologues et de prétendus spécialistes en déradicalisation !

[1]  Voir le texte intitulé « De quoi la croisade contre le salafisme est-elle le nom ? », mis en ligne le 27 septembre 2016, http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/FILES/PRESS_ISLAM_24.pdf.

[2] Je ne peux que le répéter. Cette directive ne s’apposait pas en principe à ce que les gouvernements pussent se soustraire à son application par des dispositions particulières, voir dans cette rubrique, le texte intitulé « Travailleurs détachés : scandale et hypocrisie », mis en ligne le vendredi 20 janvier 2017. Qui plus est, le droit français possédait avec le FAS (Fond d’action sociale) créé en 1958, un dispositif propre à recevoir des cotisations sociales prélevées sur les salaires des travailleurs n’abondant les prestations correspondant à celles des pays d’origine.

 

  1. Dimanche 20 juin 2017

Regards sur les rapports société et État français avec l’Islam

Entretien avec Abdellatif Essadki dans l’amission marocaine une « Arc en ciel » sur Radio Pluriel, accessible sur YOUTUBE :

  1. Mardi 28 mars 2017

La colonisation, « crime de lèse-humanité »

pour Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron (1789)

Voir en suivant ce lien sur ce site

NB : cet article est paru ce jour sue mon bloc Mediapart : voir https://blogs.mediapart.fr/roland-laffitte/blog

 

  1. Dimanche 19 février 2017

La colonisation est bien un crime contre l’humanité

La colonisation n’a pas seulement connu des « actes de barbarie » comme les crimes de guerre et la torture des années 1954-1962, les massacres de Sétif et Guelma en 1945, la répression terrible des révoltes de Moqrani et de Bouamama dans les années 1870-1880, les exterminations successives de populations entières comme celles de Laghouat en 1852 et de Zaatcha en 1849, les enfumades et les emmurades des Shébas et du Dahra en 1844-1845, etc. C’est vraiment « un crime », comme a osé le déclarer Emmanuel Macron à Alger, et de surenchérir : « un crime contre l’humanité »[1]. « Insulte inqualifiable à l’honneur de la France » s’écrie-t-on, ulcéré, chez les nostalgiques de la colonisation, « maladresse » coupable pour les autres, ergotant sur le fait que la notion de « crime contre l’humanité » est une notion juridique bien précise qui ne saurait s’appliquer à la colonisation. N’eut-elle pas en effet des « côtés positifs » ?[2]

Sauf que cette notion est d’abord d’un flou sans pareil : elle n’est pas la même dans le droit français et le droit international, si bien que l’on peut s’empailler à perte de vue. Or le droit peut évoluer, même le droit français : il a fallu, figurez-vous, attendre 2001, soit exactement 207 ans après sa première abolition, et 153 ans après son abolition définitive pour que l’esclavage soit reconnu « crime contre l’humanité ». Et cela avec, au moins à droit, avec la même levée de bouclier qu’aujourd’hui pour la colonisation.

Or, « actes de barbarie » et « crimes de guerre » mis à part, le Code de l’indigénat est une nouvelle mouture du Code noir. En distinguant citoyens et sujets, il divise bien, comme le faisait le premier en séparant hommes libres et esclaves, l’espèce humaine en deux espèces, l’une à qui sont reconnus les droits humains et l’autre privée de ces droits. C’est là qu’est le crime contre l’humanité.

L’opportunisme politique d’Emmanuel Macron n’est pas à démontrer. Mais ne faisons pas la fine bouche : quelles que soient les raisons qui ont poussé l’homme à formuler ces paroles sur la colonisation, elles sont au-delà des circonstances et des contingences, une vérité d’évidence. Même s’il faudra vraisemblablement attendre pas mal de temps avant qu’elle ne soit sanctionnée par le droit.

[1] Le 14/02/2017 sur Echourouk TV.

[2] Je renvoie ici mon article intitulé « Le “rôle positif” de la colonisation au banc de test de l’École en Algérie », paru dans 1962-2012 : Où en sommes-nous de l’Empire ?, Actes de la Journée d’études organisée à Paris, le 23 juin 2012 par Roland Laffitte & Gnôsis‒Éditions de France, Textes édités et présentés par Roland Laffitte, Paris :Gnôsis‒Éditions de France, 2014, 101-138, voir http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/prss_Afg%C3%A9rie_02.htm Le 14/02/2017 sur Echourouk TV.

 

  1. Mercredi 15 février 2017

Banlieues : hélas ! Nihil novi sub sole

J’ai pu vivre longtemps en prise directe l’évolution de ce que l’on appelle « les banlieues ». Je me trouvais là où l’on peut dire tout a commencé, à Vitry-sur-Seine en 1980 avec les réactions au meurtre du jeune Kader, un copain de mes élèves du lycée Jean-Macé où j’enseignais. Vinrent enduite les Minguettes. J’ai suivi les développements de ce mouvement dit des « banlieues » non seulement comme enseignant mais encore comme animateur de Radio-Soleil Goutte-d’Or de 1983 à 1987, date du non-renouvellement de la dérogation à émettre sur les ondes. Cela m’a permis de suivre de près la vie des associations qui ont organisé les marches de 1983 et 1984 et qui ont mené ensuite la bataille contre la submersion de leurs revendications sociales et culturelles par SOS Racisme. Ayant beaucoup parlé pendant toutes ces années, je me mis alors à écrire dans diverses publications, notamment Témoignage chrétienHommes & migrations ou Dialogue international où je signais en 1989 avec Naïma Lefkir-Laffitte, un dossier intitulé « Génération beur » (voir http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/prss_imm.htm).

Advint alors la révolte de » Vaux-en Velin. Sollicité par deux revues de l’époque, j’écrivais sur le champ deux articles qui furent publiés en 1991 :

* « Déphantasmer l’immigration », Almadies, n° 12, mai-juin 1991.

* « Entendre le hurlement de vie des banlieues », Futur antérieur, n° 6, été 1991.

Je concevais ces articles comme mon bilan personnel d’une décennie d’activité dans ce domaine dont j’espérais pouvoir me libérer, du fait que je me sentais rabâcher les mêmes idées depuis le début. Et cela d’autant plus que l’actualité m’avait poussé à prendre en compte la guerre du Golfe et ses suites qui nous accaparèrent, Naïma et moi, pendant toutes les années 1990 et même plus loin puisque nous coordonnâmes en 2003 un numéro spécial des Cahiers de l’Orient intitulé L’Irak, test pour l’Empire, et que le profitais de cet élan pour écrire États-Unis : la tentation de l’Empire global, voir http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/prss_iraq.htm.

Ce fut ensuite la révolte des banlieues, commencée à Clichy-sous-Bois en 2005. Pansant qu’il n’a avait rien de bien neuf par rapport à 1991, je diffusais autour de moi mon article de 1991 sur le « hurlement de vie des banlieues ». Je fus alors tiré par la manche par une amie pour le mettre au goût du jour, ce que je fis avec l’article suivant :

« Banlieues des villes, banlieues du monde », paru dans Drôle dépoque, Paris, n° 17, printemps 2006 (mis en ligne : http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/Cods12.htm).

N’éprouvant pas le besoin de me répéter aujourd’hui après le crime perpétré conte le jeune Théo à Aulnay-sous-Bois, j’y renvoie les amis qui suivent mes Notes au fil du temps, mais à trois remarques, qui résument d’ailleurs les articles plusieurs points traités dans les articles que j’écris depuis janvier 2015 et dont beaucoup sont accessibles sur mon site :

* la première est que les mêmes causes produisant les mêmes effets pendant près de quarante ans. Cela contribue à élever encore les murs, à creuser encore les fossés et à durcir les oppositions et les conflits.

* la seconde est qu’on ne parlait guère d’Islam en 1991 : nous en étions au tout début. La question ne fut pas non plus réellement évoquée en 2005. Je renvoie ici à l’arc de cette histoire que je trace notamment dans l’article intitulé « L’Univers lexical de l’islamo-paranoïa », figurant dans L’islam défantasmé, voir http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/FILES/PRESS_ISLAM_26.

* la troisième est la vague de terrorisme dont souffre notre pays qui lève le drapeau de Daech ou d’Al-Qaida, deux groupes avec lesquels notre pays se dit en guerre et mène effectivement des opérations militaires dans la zone allant de l’Afrique sahélienne au Levant en passant par la Libye.

Il s’en suit, dans certains secteurs de notre société, sur fond de propagande de guerre et de prétendue « sédition des banlieues », un amalgame dangereux est fait entre les banlieues et la Syrie / l’Irak, qui seraient à saisir dans un continuum. On se met alors à crier sur tous les toits que nous allons « vers la guerre civile », et à envisager un appel à l’armée pour rétablir l’ordre dans les fameux « territoires perdus de la République », rien que cela ! (voir là encore « L’Univers lexical de l’islamo-paranoïa », http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/FILES/PRESS_ISLAM_26). Dernier avatar de cette position pousse-au-crime, un article récent de Thierry de Montbrial[1]. Il est bien plus facile d’envisager cette conduite que d’affronter les problèmes lancinants du chômage massif et de la ghettoïsation déferlante, et d’en finir avec un l’interventionnisme extérieur…

[1] Thibault de Montbrial, « Pour les émeutiers, la police est une bande rivale », FigaroVox du 13/02/2017.

 

  1. Dimanche 12 février 2017

L’Islamophobie, un « racisme imaginaire » ?

L’haruspice a ouvert les entrailles de la société et rendu les conclusions d’une hépatoscopie minutieuse : l’islamophobie dont se plaignent les Musulmans est un racisme imaginaire ! Pour le dire en d’autres termes, ceux de Gustave Flaubert, ils se montent le bourrichon ! C’est ce que nous apprenons dans le dernier ouvrage de Pascal Bruckner[1], qui prouve une énième fois qu’il n’y pas plus apte que les « nouveaux philosophes » à remâcher les vieux clichés.

« On a le droit, en régime civilisé, de refuser les grandes confessions dans leur ensemble, de les juger puériles, rétrogrades, abêtissantes »[2]. Chacun le sait. Alors comment faire pour imposer à notre monde civilisé, lui a su vaincre bien des « monstres, l’esclavage, le colonialisme, le fascisme, le stalinisme »[3], notre monde de droit et de raison, de pensées délicates nourries de Voltaire et de Diderot, comment faire pour lui imposer des mœurs barbares d’un autre âge ? Une possibilité : les introduire en contrebande dans le langage même de notre droit civilisé. Et c’est là que l’Islam radical, intégriste, politique, etc… a trouvé des alliés et traducteurs, « une certaine gauche halal » animée par un « amour de l’islam » où l’a mené un mélange de « haine de soi » et d’une « ancienne valeur romantique : l’exotisme »[4], et tombée « dans une idolâtrie sans failles envers le voile islamique »[5].

Naïfs tous ces intellectuels patentés qui, à un titre ou à un autre, se sont faits les auxiliaires de l’intégrisme islamiste, pour ne pas dire les tenants de l’« islamo-gauchisme »[6] : hier Pierre Bourdieu, Michel Foucault ou Stéphane Hessel, aujourd’hui Alain Badiou, Edgar Morin ou Olivier Roy pour ne livrer que les plus connus à l’opprobre public. Ils ne se rendent pas compte, malgré les mises en garde avisées de personnages aussi éminents que Fadela Amara ou Mohamed Sifaoui, que « le voile, la burqa, le burkini représentent des instruments de conquête de l’espace public », que ce « sont des tracts qui appellent à la sédition »[7]. Ils constituent de facto une cinquième colonne de l’ennemi dans une guerre de civilisation commencée quand « majoritaire jadis au Proche-Orient et au Maghreb, le christianisme fut éradiqué par la conquête arabe, foudroyante, qui envahit l’Espagne, le Portugal, lança des incursions en France et débarqua en Italie »[8], etc. « Éradiqué », ah bon ? Sans vergogne, ces « amis des intégristes »[9] qui vont jusqu’à transformer la « culpabilité du bourreau » en « innocence de la victime »[10]. Mais malins en diable ! Ils ont trouvé, pour le compte du fanatisme islamique, le talon d’Achille de notre société européenne : la culpabilité non entièrement éteinte de l’antisémitisme. Aussi se sont-ils livrés à une double opération. La première, dans le domaine de la théorie, est un tour de prestidigitation audacieux, « la transsubstantiation » de la religion en race[11]. La seconde consiste, dans le domaine de l’activité sociale, à faire « par un monstrueux contresens », de la Shoah « un objet de convoitise : elle fascine comme un trésor dont on croit pouvoir tirer avantage, et alimente une rivalité mimétique »[12]. Il est clair que les deux opérations sont liées : la transformation des Musulmans en ethnie à l’instar des Juifs, et l’oppression corrélative des Musulmans comme ethnie à l’égal des premiers.

Heureusement, le prêtre sociologue veille. Il est en mesure de dénoncer l’imposture. Sur la première opération, le fait est, argumente-t-il, que « les Juifs forment un peuple avant de former une religion : l’antisémitisme est par essence racialiste, il ne conteste pas le judaïsme en tant que croyance mais le Juifs pour ce qu’ils sont »[13]. Comme il écrit ces lignes en pensant aux Musulmans, il signifie en creux que ces derniers ne sont ni un peuple, ni une race, mais seulement une religion. Sur la seconde opération, le moraliste s’indigne du fait que la dénonciation de l’islamophobie par les Musulmans résulte de l’intention misérable de « transférer la dette morale de l’Europe du Juif au musulman et de renvoyer le premier du côté du colonisateur blanc, via la douleur palestinienne »[14]. Il existe donc ce qu’il faut nommer un véritable « racket sémantique »[15] commis d’un côté par « le terrorisme et l’intégrisme », constituant « deux frères jumeaux qui agissent par des moyens différents »[16], mais poursuivent le même but, et de l’autre par la « gauche halal », qui font tous de l’islamophobie un racisme. Honte à Edward Saïd qui a tracé « le premier, une analogie entre les Juifs et les Musulmans »[17] !

On peut être philosophe et ignorant

Le sacerdote croit avoir trouvé LA grande explication. Le problème est qu’elle est tout à fait démentie par l’histoire. Il prend, comme nous l’avons vu plus haut, trop de libertés avec les faits historiques parfaitement établis et incontestés au point de réviser l’histoire des conquêtes arabes comme éradication des Chrétiens, pour être crédible. Et il n’a pas réellement saisi ce que fut vraiment la France impériale, ou alors il feint de l’ignorer. Il passe aux oubliettes que la vague de ce que l’on a appelé l’« antisémitisme », plus précisément le racisme anti-Juifs, vague née à la fin du XIXe siècle en Europe, advient dans une atmosphère générale où se généralisent, sur la base d’une explication racialiste de la société, les théories de la hiérarchie des races. À l’aile la plus policée et sophistiquée de cette tendance, on trouve l’arrogance paternaliste de Jules Ferry, lui qui lance dans l’hémicycle en 1885 : « les races supérieures ont un droit sur les races inférieures », par ce qu’elles en même temps un devoir : « celui de civiliser, fût-ce malgré elles, les races inférieures » ![18] À l’aile la plus fruste et grossière, on rencontre en Algérie même, des appels à l’extermination des Arabes, dont un exemple est donné par le pitoyable Eugène Bodichon, médecin d’Alger présenté comme philanthrope par la presse coloniale qui ouvre généreusement ses colonnes à ses funestes desseins[19]. Voici comment il s’exprime au sujet des Arabes, précisément : « nous devons donc nous proposer ce but : ou disparition d’une manière quelconque de leur race, ou altération complète de son caractère national »[20]. Pour lui, « la véritable philanthropie ne doit pas souffrir de l’existence d’une race, d’une nationalité qui s’oppose au progrès, et qui régulièrement porte atteinte aux droits généraux de l’humanité »[21]. Il n’y avait pas là que simples « paroles verbales ». Une occasion ratée fut, selon lui, la disette de 1845-1846 dont il reprochait à Bugeaud ne pas avoir profité pour donner un petit coup de pouce au destin : « À notre volonté, cent mille âmes des provinces d’Alger et d’Oran succombaient, il y a quelques mois. Pour cela, il suffisait d’interdire rigoureusement la vente de céréales et autres substances alimentaires. »[22] Notons que l’Algérie occidentale n’eut pas besoin de cette « volonté » pour que, sous l’effet civilisateur des colonnes infernales de l’armée française, elle ne perdît que la moitié de sa population entre 1830 et 1847 !

C’est dans cette atmosphère intellectuelle racialiste et socialement carrément raciste qu’est complété en 1881 le Code de l’indigénat, lequel distingue en Algérie deux catégories de Français : les uns, citoyens français, auxquels ont été adjoints les Juifs en vertu du décret Crémieux et dont le statut est étendu par le jus soli à tous les Européens en 1889 ; les autres, sujets français, les Musulmans, ne possédant pas la citoyenneté et soumis à un régime discriminatoire prévoyant pour eux tout particulièrement d’iniques sanctions pénales. Il y avait donc d’un côté les « vrais Français », possédant tous les droits, et de l’autre les Musulmans, constitués en ethnie particulière, assujettie et soumise. « On ne se douterait pas, écrivait à l’époque dans la presse parisienne Ismaÿl Urbain, que l’Algérie appartient à une grande nation civilisée, régie par le suffrage universel, dont les institutions ont pour base la liberté, l’égalité, la fraternité. Nous en sommes encore en Algérie à la république des Grecs, où il y avait des citoyens dotés de tous les droits et des esclaves, des ilotes, comptés pour rien dans le règlement de la chose publique »[23].

Il y a bien là, dans la psyché nationale, quoi qu’en pense le philosophe, ethnicisation – on aurait dit à l’époque : racialisation ‒ des Musulmans comme nous assistons, à la même époque, à l’ethnicisation / racialisation des Juifs. Même Ernest Renan se montre rétif à parler du judaïsme contemporain comme « phénomène ethnographique », en d’autres termes « de race », non au sens biologique s’entend mais ethnoculturel pour chercher à échapper à l’accusation d’antisémitisme par son collègue linguiste, Moritz Steinschneider. Il invite à voir dans ce que l’on nomme le « peuple juif », au moins en Europe occidentale où ils ont eu le temps des se fondre culturellement, plutôt l’expression d’une « psychologie de minorité religieuse », comparable mutatis mutandis à celle des Protestants[24]. Renan reporte en revanche, en tant que chantre du colonialisme, tous ses coups contre l’Islam qui, porté par les Arabes, reste pour lui chargé de toutes les tares de l’« esprit sémitique »[25], ce qui revient à construire pour les Musulmans ce qui est nié pour les Juifs, à savoir une homothétie entre religion et race. Il quittera la scène avant de voir que l’ethnicisation / racialisation des Juifs sert alors de justification rationaliste à une vague de racisme anti-Juifs qui sera portée à ses limites extrêmes par le crime de la Shoah. Cette ethnicisation a eu comme effet chez les Juifs ostracisés l’assomption militante d’un ethnicisme juif, le sionisme, pour qui le refus du Juif ethnique est assimilé à de l’antisémitisme. Bruckner n’hésite pas abonder dans ce sens lorsqu’il stigmatise les « stéréotypes antijuifs de l’Europe tels qu’ils ont été formulés de Karl Marx à Hitler »[26] (sic !). Cela ne peut faire oublier que l’ethnicisation / racialisation des Musulmans constitue une des justifications intellectuelles du racisme colonial, et que dernier fut le compagnon de route des conquêtes impérialistes qui entraînèrent la soumission de la majorité de l’humanité à la minorité d’origine européenne, minorité dont les querelles intestines menèrent à la grande guerre mondiale 1814-1945. Le crime UN réside, qu’il s’agisse des Juifs, des Arabes, des Musulmans, des Amérindiens, des Africains noirs, des Tibétains ou autres, de contrevenir à l’idée de l’unité de l’humanité.

Les colons européens, chrétiens ou républicains « laïques » militants considèrent en ce temps-là Musulmans ou Arabes, selon les circonstances, comme une race inférieure, vouée à toutes les exécrations et à toutes les exactions possibles et imaginables. Ce qui n’empêche pas le développement en leur sein d’un profond mouvement de haine antijuive[27]. Peut-on réellement penser que chez nos compatriotes venus d’Algérie, il ne reste une once de mémoire de ce temps-là ? Et même s’ils avaient tout oublié, ceux qui se considèrent aujourd’hui comme les « vrais Français » sont là pour en marteler le souvenir et le leur faire sentir, quotidiennement. À l’instar de Marine Le Pen et de ses amis, on parle de moins en moins d’« immigration », sauf pour dire qu’elle est le vecteur du terrorisme islamiste, et l’on utilise le plus souvent le terme Islam comme euphémisme d’Arabes et de Noirs musulmans. N’empêche : pour notre penseur qui regarde l’histoire de loin, « parler de l’impact considérable de la perte de l’empire en 1962 et de la blessure narcissique qui s’en est ensuivie (Benjamin Stora) était peut-être vrai à l’époque mais ne l’est plus. Quelle “blessure narcissique d’ailleurs” » ?[28]. Faut-il s’en étonner de la part de celui qui stigmatisait il y a trente ans déjà Les sanglots de l’homme blanc[29] et affirmait que, par enchantement, la page du colonialisme était tournée en 1962 et que, de toute façon, il avait ses « aspects positifs ».

C’est par ce qu’il sous-estime les effets catastrophiques de la colonisation en son temps et minimise son inertie aujourd’hui dans la conscience collective de secteurs entiers de la société d’un empire déchu, que notre philosophe moraliste se croit obligé d’inventer chez les Arabes et le Musulmans une conduite singeant le Juif persécuté.

Insulte et infamie

Aveuglement coupable et méprisant que de penser que nos compatriotes musulmans, de religion comme de tradition familiale, seraient victimes d’un racisme imaginaire. Insulte à leur souffrance, que de refuser à celle-ci un passé et un présent. Infamie d’insinuer que, dans leur effort pour apitoyer le gogo, ils seraient mus par « l’envie du Juif comme déporté, parangon du malheur avec Auschwitz »[30].

Personne ne peut nier que les ravages de la bigoterie, du puritanisme et du rigorisme désuets et leur envers, l’hypocrisie, dans les sociétés du Monde islamique. Ils sont largement favorisés par le salafisme wahhabite que nos gouvernements successifs favorisent volens nolens quand ils flirtent avec la monarchie saoudienne qui est son pendant politique, et auquel les États des pays arabes et islamiques croient devoir faire des concessions au prix du renforcement dans leurs sociétés d’un ordre moral difficilement supportable. Si la dénonciation de l’islamophobie n’était que la défense pavlovienne de ces défauts, on pourrait comprendre qu’elle soit taxée de fallacieuse. Mais quid des bigoteries qui se cachent derrière les « valeurs de la République », et quid de l’exclusivisme avançant sous les plis du drapeau d’une spécieuse laïcité ? Si la dénonciation de l’islamophobie ne visait que la défense du blasphème, à juste titre combattu par les Lumières et rejeté par notre droit depuis près de deux siècles, on pourrait comprendre. Sauf que le blasphème contre la religion chassé hier par la porte est récemment revient à présent par la fenêtre sous la forme de l’« outrage au drapeau » ou à l’« hymne national ». Sauf aussi que nous vivons dans un monde globalisé où, non seulement par la rencontre physique des populations de plus en plus mélangées, mais encore et surtout par la télévision, toutes les croyances et les mœurs se côtoient et peuvent se télescoper si nous n’y prenons garde. C’est ce que l’on fait en trainant dans la boue les symboles qui sont au cœur des identités sociales et religieuses, pour les uns comme pour les autres. C’est ce que l’on fait lorsque l’on demande à l’Islam de devenir invisible, sans minarets et sans voiles. Mais peut-être qu’accepter davantage les minarets diminuerait le besoin de faire, chez une partie des femmes musulmanes, du voile une affirmation identitaire.

On peut ne pas aimer les doctrines islamique, judaïque, chrétienne, et même détester la Tora, l’Évangile ou le Coran, tout comme le l’Existentialisme, le Socialisme, l’Athéisme ou tout autre école de pensée. Mais ce n’est pas tant de cela qu’il s’agit. Ce qui pose surtout problème, c’est que l’on feint de ne retenir dans la dénonciation de l’islamophobie que le refus de critiquer la religion islamique par ceux qui font de ce terme « le nom d’une blessure narcissique inversée en rancœur »[31]. Certes, il est difficile pour toute religion comme pour toute croyance de se voir critiquée, et il y a dans la religion et dans les sociétés islamiques une foule de gens qui acceptent les appels de courants refusant tout dialogue et d’autres intolérants, voire fanatiques et plus encore. La preuve n’est pas à faire. Mais cela n’est pas propre à l’Islam, aujourd’hui même. Encore serait-il important de saisir, dans ces réactions, la part qui revient au résultat des agressions impérialistes des pays d’Europe, comme orientale, Russie comprise, et d’Amérique du Nord : ont-elles cessé ? non, elles perdurent, et comment !

Ce qui pose vraiment problème chez nous, c’est d’abord, dans la critique de l’islamophobie, la négation du poids politique qu’a de nos jours, un siècle après la loi de 1905, la revendication de mettre la religion islamique sous la tutelle de l’État, comme si celle-ci n’était pas une incitation, voire une provocation  à la révolte de citoyens pour qui la loi se doit d’être la même pour tous ! C’est plus encore, au premier chef, dans le refus de ce terme, le déni de l’ethnicisation / racialisation réelle faite de l’Islam dans la psyché nationale, phénomène qui un résultat de l’histoire. Il est facile, sinon pervers, de mettre ce phénomène à la charge de la religion islamique qui, selon le préjugé répandu par nombre d’orientalistes et islamologues, serait incapable de distinguer pas religion et société, et ne retiennent de l’Islam, pour étayer telle assertion, que ses tendances le plus partisanes et excessives dans lesquelles la masse des Musulmans ne se reconnaissent pas. Ce phénomène d’ethnicisation / racialisation et son corollaire de fait, la hiérarchisation exclusiviste et raciste, possède des racines intellectuelles profondes dans la pensée européenne, comme nous l’avons vu dans la longue élaboration de la pensée raciste, et de solides fondements institutionnels, comme nous l’avons relevé avec le Code de l’indigénat.

« L’on doit moins redouter la virulence des fous de Dieu que la virulence de la haine que nous nous portons et qui commande de nous soumettre, écrit le philosophe moraliste. À l’évidence un continent quine s’aime pas ne peut être aimé des autres et prépare moralement sa disparition. Il peut être colonisé par ce qu’il et devenu mentalement colonisable »[32]. On a compris : lui qui dénonce en théorie l’ethnicisation / racialisation de l’Islam, est bien en pratique un des porte-voix de cette islamophobie ethnique qui évoque avec Renaud Camus le spectre du Grand remplacement, ou avec Michel Houellebecque celui de la Soumission.

[1] Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité, Paris : Grasset, janvier 2017.

[2] Ibid., 45.

[3] Ibid., 254

[4] Ibid., 75.

[5] Idem.

[6] Ibid., 59.

[7] Ibid., 78.

[8] Ibid., 47.

[9] Ibid., 79.

[10] Ibid., 83.

[11] Ibid., 44.

[12] Ibid., 109.

[13] Ibid., 101-102.

[14] Ibid., 120.

[15] Ibid., 120².

[16] Ibid., 203.

[17] Ibid., 78.

[18] Ferry, Jules, Intervention à la Chambre de députés du 28/07/1882, dans « Chambre des députés, 28 juillet », Le Journal des Débats du 29/07/1885.

[19] Olivier Lecour Grandmaison lui a consacré de nombreuses pages dans Coloniser, exterminer ‒ Sur la guerre et l’État colonial, Paris : Fayard, 2005.

[20] Eugène Bodichon, Considérations sur l’Algérie, Paris : Comptoir central de la librairie, 1845, 103.

[21] Eugène Bodichon, Études sur l’Algérie et l’Afrique, Alger : chez l’auteur, 1847, 150.

[22] Ibid., 233.

[23] Ismaÿl Urbain, Journal des Débats du 19/05/1883.

[24] Ernest Renan, Le judaïsme comme race et comme religion, Paris : Calmann-Lévy, 1883, 26.

[25] Voir notamment chez Ernest Renan, « L’islamisme et la science », Journal des Débats du 30/03/1883, et la [« Réponse de Renan à Afghani », article sans titre], Journal des Débats du 19/05/1883.

[26] Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire, 127.

[27] Il suffit de se reporte au succès du livre de Victor Robinet, Musette, alias Cagayous antijuif, Alger : Ernest Mallebay éditeur, 1898.

[28] Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire, 189.

[29] Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc : Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Paris : Seuil, 1983.

[30] Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire, 107.

[31] Ibid., 54.

[32] Ibid., 255.

 

  1. Mercredi 25 janvier 2017

Civilisation judéo-chrétienne ?

Comparons ces deux phrases tirées du dernier ouvrage de Michel Onfray :

  1. « Le judéo-christianisme, qui nomme notre civilisation en train de s’effondrer, s’est constituée pendant mille cinq cents ans en essayant de donner une forme à ce Christ conceptuel. Cette forme, c’est notre civilisation »[1].
  2. « De Jésus à Ben Laden, Vie et mort de l’Occident » : c’est le sous-titre du livre. On pourrait objecter que l’expression est le fait de l’éditeur. Sauf que cela correspond bien à une affirmation de l’auteur, lequel déclare en effet : « notre civilisation judéo-chrétienne est épuisée, morte. Après deux mille ans d’existence, elle se complait dans le nihilisme et la destruction, la pulsion de mort et la haine de soi, elle ne crée plus rien et ne vit que de ressentiment et de rancœur »[2].

Alors cette « civilisation judéo-chrétienne », elle commence avec Jésus, il y a 2.000 ans ? Ou alors avec Eusèbe de Césarée et Constantin qui firent du christianisme la religion impériale officielle ? Mais cela advint il y a 1.700 ans. Que sont alors ces 1.500 ans « pendant » lesquels il est affirmé que cette civilisation « s’est constituée » ? Prise au pied de la lettre, la phrase pourrait vouloir dire qu’elle était achevée il y a 500 ans, c’est-à-dire à la Renaissance. Ou bien serait-ce une manière peu claire de dire qu’elle s’est constituée non pas « pendant » mais « depuis » 500 ans. Cela n’est quand même pas une allusion au baptême de Clovis, qui advint en 496 et qui consolida l’Église de Rome menacée par l’arianisme ! Allez donc vous y reconnaître !

Qu’est-ce qu’une civilisation ?

Telle indétermination de sens montre en tout cas le besoin de clarifier les notions utilisées. Or il y a en effet une infinité de manières de définir ce qu’est une civilisation. Il n’est pas besoin de les examiner toutes. Il serait fastidieux d’en faire l’inventaire. Contentons-nous de prendre celle de Samuel Huntington à qui Michel Onfray se réfère, comme nous allons le voir plus loin. Pour l’auteur fameux du choc des civilisations[3], une civilisation est un « mode de regroupement » possédant « identité culturelle » qui se « définit à la fois par des éléments objectifs, comme la langue, l’histoire, la religion, les coutumes, les institutions, et par des éléments subjectifs d’auto-identification ». Le découpage opéré par Samuel Huntington notamment entre l’Occident, l’Europe orientale et l’Islam montre qu’il s’agit avant tout de « regroupements » surdéterminés par le couple Catholicisme/Protestantisme, le Christianisme orthodoxe et la religion islamique. Cela implique une homothétie entre religion, civilisation et société, doublée d’un essentialisme foncier qui fait de chaque civilisation une sorte de bloc historique homogène, inaltérable et invariant.

Quelle que soient la pertinence des critiques faites par Michel Onfray sur l’interventionnisme militaire des pays d’Europe de l’Ouest comme de l’Amérique du Nord ‒ sans oublier la Russie ‒ de l’Afghanistan à l’Afrique sahélienne en passant par le Moyen-Orient, , une région appartenant de toute évidence à l’aire géohistorique islamique, c’est dans ce travers de la structuration totalisante de la société par une religion essentialisée, que tombe cet auteur, qui n’hésite pas à rendre cet hommage Samuel Huntington : « Prétendre qu’il n’y a pas un choc des civilisations entre l’Occident localisé et moribond et l’Islam déterritorialisé en pleine santé est une sottise qui empêche de penser ce qui est advenu, ce qui est, et ce qui va advenir »[3]. Si les mots veulent dire quelque chose, l’« Occident localisé » est bien entendu comme territorial, comme si civilisation occidentale n’avait pas étendu ses tendances hégémoniques au monde entier ; quant à l’« Islam déterritorialisé », de quoi s’agit-il, sinon d’influence hors des frontières historiques des terres l’Islam ? « Le 23 février 2016, peut-on lire sous la plume de Michel Onfray, la prime pour qui tuerait Salman Rushdie a été augmentée par l’Iran de 600.000 dollars. Que fait l’Occident? Rien. Que peut-il faire? Rien ». Affirmation démagogique qui tient une fatwa de Khomeiny pour le canon suivi à la lettre par un milliard et demi d’humains suggère qu’il s’agit d’un effet nécessaire et indiscutable de la nature même de la religion et de la civilisation islamiques : « La France a renoncé à l’intelligence et à la raison, à la lucidité et à l’esprit critique. Michel Houellebecq a raison : nous vivons déjà sous le régime de la soumission »[4].

Afin d’établir une grille d’analyse plus sûre qui évite un tel embrouillamini conceptuel, il est préférable de sortir des notions de culture et de civilisation au sens ethnique du terme, et de les prendre comme distinctes de celle de société comme regroupement humain territorial et de celle de religion, dans ses aspects idéologiques et sociaux. Il semblera plus pertinent de définir la culture comme une entité caractérisée par un certain nombre de conduites, en d’autres termes l’être au monde d’une société, ce qui implique un corpus de valeurs et une conception de l’identité, ou si l’on veut certain regard au monde et à soi-même. Il faut donc considérer qu’il y a donc au cœur de la culture un phénomène d’imaginaire, disons de conscience. Toute société possède donc une culture, notion qui ne s’identifie pas à elle. Quant au terme de civilisation, il appartient à la même réalité sociale, mais il vaut mieux le réserver aux cultures qui rayonnent sur les autres et l’ont fait dans l’histoire avec leurs effets dans la conscience d’aujourd’hui, c’est-à-dire avec une inertie dans l’imaginaire social, lequel n’a ce cesse de la recomposer, de chercher à la faire répondre aux besoins contemporains de la société : ne se réclame-t-on pas de la civilisation grecque alors que les sociétés qui l’on fait naître ont disparu depuis presque deux millénaires, et sommes-nous certains que nous mettons au XXIe siècle le même contenu dans la revendication d’un héritage grec que ce qu’y mettait le XVIIe siècle ? Cela dit, que les civilisations en tant que regards sur le monde aient en leur cœur, au moins au départ, une religion ou une croyance particulière, cela va de soi, mais elles ne s’y résument pas, et il n’en existe pas qui n’aient évolué dans le temps sous l’effet des questionnements des sociétés qui s’y réfèrent, d’influences extérieures, et ne soient traversées de différends et d’oppositions, et donc qui ne soient essentiellement plastiques et plurielles[5].

Notre civilisation peut-elle être qualifiée

&de chrétienne, voire de judéo-chrétienne ?

Il en est ainsi de la civilisation ouest-européenne qui a fortement modelé les sociétés nord-américaine et est-européennes, avant même d’influencer celle du reste de la planète depuis les Temps modernes et avec les grands empires des XIXe-XXe siècles. Et il n’y a aucune raison de refuser à l’Islam ou à la civilisation chinoise ce que nous considérons comme normal pour la civilisation européenne. Mais peut-on qualifier cette dernière, qui est parvenue à communiquer une partie de ses valeurs et de son système de déchiffrement du monde à la planète entière, de « chrétienne » ? Il est un fait que les sociétés européennes médiévales se voyaient comme chrétiennes. Si l’idée d’Europe, comme ensemble géographique et culturel distinct commençait alors seulement à prendre corps, notamment par rapport à l’Islam vu comme bloc : société, religion et civilisation, ces sociétés se concevaient d’abord comme appartenant à la Chrétienté. Ce n’est qu’à partir de la Renaissance, d’abord avec l’Humanisme puis surtout avec les Lumières, que les sociétés européennes prennent leurs distances dans un premier temps avec l’Église romaine, et pour finir avec la religion chrétienne elle-même dans le regard au monde et le regard sur elle-même.

Le phénomène de sécularisation de la pensée, qui est l’autre face de ce mouvement, était d’ailleurs déjà fortement engagé au XIIIe siècle, notamment sous l’aiguillon de la pensée islamique et notamment celle d’Ibn Rushd / Averroès, en ce haut lieu que fut l’université de Paris, par le retour à Aristote et l’accent mis sur la Raison. On feint de croire aujourd’hui que cette sécularisation et même la laïcité sont consubstantielles au Christianisme en convoquant Jésus : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu, ce qui est à Dieu » (Matthieu XXII, 15-22), et « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean, XVIII, 26). Il s’agit au vrai d’une réinterprétation / surinterprétation récente tout à fait opportune de ces paroles pour faciliter l’acceptation de la laïcité par les Catholiques. Mais qui leur reprochera cette évolution de la pensée, disons-le : tout à fait opportune ? S’il est vrai que la civilisation européenne puise à des sources chrétiennes évidentes, c’est en tout cas de façon résolument partiale que l’on prétend la réduire à sa composante chrétienne.

Quant à l’élément juif de la civilisation européenne, il est encore plus éloigné de la réalité historique. Certes, le judaïsme est une des sources du christianisme et donc indirectement de la civilisation européenne, mais ce dernier s’est constitué contre le premier en s’appuyant essentiellement sur la pensée hellénistique. Et que dire de l’antijudaïsme qui fut une donnée importante de l’Église jusqu’à récemment ? Cela dit sans nier la belle contribution des penseurs de religion ou tradition sociale juive à la marche de la pensée européenne et occidentale, mais est-ce vraiment toujours, comme avec Spinoza, Marx ou Einstein, en tant que Juifs ? Les historiens des religions réservent le terme de judéochristianisme aux groupes des premiers siècles de notre ère intermédiaires entre le vieux judaïsme et le christianisme en cours de délimitation. Employer ce terme par référence à la société contemporaine relève d’un autre phénomène : comme l’affirme Xavier Teixidor, qui tint la chaire d’Antiquités sémitiques du Collège de France de 1955 à 2001, si les Chrétiens l’utilisent pour le temps présent, c’est « afin de soulager leur conscience vis-à-vis des crimes commis en Europe »[6]. En effet, quelle que soit l’horreur de la Shoah, ce n’est pas une raison pour tordre la réalité et la rendre méconnaissable.

Ajoutons un autre trait de cette formule spécieuse : terriblement polémique, elle suggère l’opposition du Christianisme et du Judaïsme comme un bloc unique à l’Islam, comme si ce dernier, tout comme le Christianisme, ne s’assumait pas comme héritier légitime du Judaïsme : les théologiens musulmans tordent même le bâton jusqu’à nommer indistinctement isrā’iliyāt, littéralement « israélismes », les récits islamiques d’origine judaïque comme chrétienne. Sans oublier que, tout naturellement, à l’instar du Christianisme, l’Islam se veut dépassement du Judaïsme. La chose devient cocasse, et disons-le assez pitoyable, lorsque ce que sont des gens qui se disent athées et qui, comme Michel Onfray, ont commis un Traité d’athéologie[7], qui qualifient prétendent la civilisation européenne et sa déclination nord-américaine, toutes deux fusionnés dans l’« Occident », comme civilisation « judéo-chrétienne ». C’est sacrifier à la mode médiatique, papillonner sur les poncifs de la pensée de circonstance, et non agir en philosophes, censés prendre du recul pour questionner le monde et nous aider à nous questionner nous-mêmes. Mais comment s’en étonner de la part de gens qui, en prétendant Penser l’Islam[8] ‒ sans fatuité aucune ! ‒ se sont déjà érigés en théologiens et muftis d’un prétendu « Islam de France », un Islam non pas conçu comme pensée de Musulmans mais comme Islam officiel de la République, comme Islam d’État ? Résultant apparemment surprenant et inattendu de la laïcité à la française, mais parfaitement inscrit dans l’inconscient postcolonial.

[1] Sans entrer dans le livre de Michel Onfray, on peut trouver cette citation dans les « Extraits » que l’auteur nous livre sur son site, extraits d’ailleurs parus dan Le Point du 05/01/2017, 38-45 (http://michelonfray.com/archives/-decadence-extraits.

[2] Stefano Montefiori, « Onfray : notre civilisation est morte. Qui serait prête à mourir pour nos valeurs ? », Corriere della Sera (Version française) du 04/02/2017.

[3] « La chronique de Michel Onfray » sur Switchie5, n° 118 de mars 2015.

[4] Stefano Montefiori, article déjà cité.

[5] Ces notions ont été notamment, entre autres publications, dans l’article « Mondialisation et rapports entre civilisations », publié en langue arabe dans la revue Badâ’el, Beyrouth, n° 5, printemps 2006, voir sur ce site : http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/Cods11.htm.

[6] Xavier Teixidor, Le Judéochristianisme, Paris : Gallimard, coll. « Folio Histoire » (146), 2006, 166.

[7] Michel Onfray, Traité d’athéologie, Paris : Grasset, 2005.

[8] Michel Onfray, Penser l’islam, Paris : Grasset, 2016.

 

  1. Lundi  23 janvier 2017

La fin du salariat, vraiment ?

En novembre 1831, éclatait à Lyon l’insurrection des canuts qui, en tenant la cité pendant plusieurs trois jours, préfigura la Commune de 1871. Présent sur les lieux, un universitaire et homme politique en vue, Saint-Marc Girardin, tirait les leçons de cet épisode dans un article du très gouvernemental Journal des Débats, article sans titre mais auquel la postérité conféra celui de « Les Barbares »[1].

Les leçons de l’insurrection des canuts (1831)

  1. 1. Les classes possédantes ont senti le vent du boulet. Cette fois les canuts ont contenu leur sédition : « Ils se sont trouvés, tout peuple qu’ils étaient, les aristocrates de cette révolution prolétaire, ils ont frustré l’avidité de cette populace qui se pressait derrière eux. Mais une fois n’est pas coutume ; pourraient-ils toujours ce qu’ils ont pu une fois ? »
  2. Une sorte de loi d’airain née du fonctionnement des marchés pousse à la misère les ouvriers des entreprises les moins compétitives dans la concurrence généralisée. Que penser alors aujourd’hui, au temps de la globalisation !Quelle que soit leur commisération et leur compassion, les chefs d’entreprise ne peuvent satisfaire, sous peine de faillite, les demandes de ces malheureux ouvriers, ce qui peut les pousser à la révolte. Ne nous le cachons pas : la révolte se reproduira car la misère produit la révolte et que notre société produit la misère : « La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre « société commerciale et industrielle » ‒ pour dire : capitaliste ‒ « a sa plaie comme toutes les autres sociétés ; cette plaie, ce sont ses ouvriers ». Vient alors la comparaison restée célèbre, celle des prolétaires et des barbares : « Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ; et ces Barbares, il ne faut point les injurier, ils sont, hélas ! plus à plaindre qu’à blâmer : ils souffrent ; la misère les écrase ».
  3. « Comment soutenir la concurrence ? En diminuant le prix de la journée ? Voilà les ouvriers livrés à toutes les tentations de la misère. Fermez-vous votre fabrique ? c’est pis encore pour le repos public ».
  4. Que fait-on dans ces conditions ? on a recours à des « expédients » :
  5. « il faut une taxe des pauvres » : c’est-à-dire pour les uns des « cotisations sociales » et « redistribution » par l’État providence ; pour les autres « charges sociales » qui handicapent dans la concurrence et « assistanat » ; et, en tout état de cause,un « filet de sécurité » qui évite aux plus pauvres de mourir de faim, mais avec en contrepartie leur tutelle par l’État ;
  6. « il faut réprimer les séditions d’ouvriers, il faut surveiller avec crainte toute cette population aux abois ».

Tout cela est dérisoire. La « classe moyenne » ‒ il entend par là : la bourgeoise ‒ doit bien apprécier « sa position. Elle a au dessous d’elle une population de prolétaires qui s’agite et qui frémit, sans savoir ce qu’elle veut, sans savoir où elle ira ; que lui importe ? Elle est mal. Elle veut changer. C’est là où est le danger de la société moderne c’est de là que peuvent sortir les barbares qui la détruiront. Dans cette position, il est nécessaire que la classe moyenne comprenne bien ses intérêts et le devoir qu’elle a à remplir. Il faut qu’elle évite avec un égal soin d’être dupe ou d’être cruelle et tyrannique ».

  1. Dupe : la classe moyenne le serait « si, éprise de je ne sais quels principes démagogiques, elle donnait follement des armes et des droits à ses ennemis, si elle laissait entrer le flot des prolétaires dans la garde nationale, dans les institutions municipales, dans les lois électorales, dans tout ce qui est l’État ». Il faudra la défaite de la Commune de Paris pour que les prolétaires soient désarmés. Ce sera une chose de faite. Quant aux droits électoraux, le suffrage universel donné par la IIeRépublique ayant mené au plébiscite et à l’Empire ont montré leur limite pour permette aux prolétaires d’intervenir dans la marche de affaires de la société. Dieu merci, ce danger est écarté : à la différence des barbares, l’ennemi que représente les prolétaires sont loin d’avoir été « reçu dans la place ».
  2. Cruelle et tyrannique : « ce serait cruauté et tyrannie que de vouloir élever une barrière insurmontable entre la classe moyenne et les prolétaires, que de nous renfermer dans notre aisance et de tes parquer dans leur misère ». Donc : « Tout ce qui augmentera le nombre des propriétaires et des industriels, tout ce qui facilitera la division de la propriété et de l’industrie sera salutaire à la société moderne. C’est donc dans cet esprit que la société moderne doit faire des lois. Elle périra par ses prolétaires, si elle ne cherche pas, par tous les moyens possibles, à leur faire une part dans la propriété, ou si elle en fait des citoyens actifs et armés avant d’en avoir fait des propriétaires ».

Transformer les prolétaires en propriétaires ?

Le rêve des classes dominantes qui s’est traduit selon les époques par des politiques dont les résultats se sont avérés dérisoires : la participation des salariés au capital, l’intéressement des travailleurs. « En 1978, Raymond Barre fit scandale en déclarant : “Les chômeurs n’ont qu’à créer leur entreprise” ; aujourd’hui, cette idée fait l’objet d’un large consensus. La création d’entreprise par les chômeurs apparaît souvent comme la réponse idéale à la montée du chômage et aux besoins de flexibilité des entreprises » : Voilà ce qui coulait il y a vingt ans sous la plume d’une philosophe apologète des nouvelles formes d’entreprises[2]. Aujourd’hui, le phénomène a grossi de façon démesurée. « Et si l’économie de partage signifiait la fin du salariat ? », se demande titre une publication économique[3] ; « En quoi la fin du salariat va bouleverser nos sociétés ? », s’interroge une autre[4]. L’ubérisation sur lequel sont braqués les feux de l’actualité n’est au vrai qu’un des aspects d’un phénomène bien plus large et bien plus profond, permis par la numérisation de l’économie, qui prend des noms aussi variés que celui des formes de squattage de l’économie collaborative qui apparaissent, ou que ceux dont les affectent les économistes ou sociologues qui se penchent sur la question : économie à la demande, capitalisme de plateforme, gip economy[5], soit « économie à la tâche », etc.[6] Le résultat de ce vaste mouvement est la transformation formelle des salariés en travailleurs dits « indépendants ».

Notre pays compte actuellement 90% de travailleurs salariés, mais l’économiste Jean-Marc Daniel compte que « d’ici à 50 ans, nous allons nous retrouver avec 50% de travailleurs indépendants »[7]. Selon Grégoire Leclercq, président de la FEDAE (Fédération des autoentrepreneurs, « un tiers des travailleurs américains interviendraient déjà en freelance, et cette proportion devrait atteindre 40% en 2020 »[8].

Avec ce cette belle appellation de « travailleurs indépendants », l’entreprise a le beau rôle : finies les cotisations sociales : le travailleur s’assure lui-même ou ne s’assure pas ; finis les horaires de travail : l’indépendant est « libre » de ses horaires et peut même dépasser le plafond des 48 heures fixées par l’Union européenne que les syndicats d’Europe avaient obtenu au sortir de la première guerre mondiale en 1919, fini même la journée de 10 heures obtenue par les Trade Unions en 1840 ; la journée de 11 heures obtenue par les ouvriers parisiens en février 1848 ; finies les grilles de salaire contraignantes et le salaire minimum « qui dissuade d’embaucher » ; fini le code du travail et les prudhommes, fini le droit du travail et les protections « abusives » des salariés. Tout bénéfice pour l’entreprise ; tous les soucis pour les travailleurs prétendument « indépendants » : le récent conflit d’Uber vient de le confirmer sans qu’il soit nécessaire d’en développer l’exemple. Et voici que ces ingrats à qui l’on a apport » une liberté nouvelle voudraient retourner en arrière en se faisant passer pour des « salariés de fait » !

Un salariat au statut dégradé

Selon la vulgate de l’économie politique classique, existent trois facteurs de production : le capital, le travail et la nature. Abstraction utile de trois figures sociales engagées dans un rapport social déterminé, mais que l’économie politique, à juste titre qualifiées par Marx de « religion du capital », chosifie en les faisant passer pour des catégories éternelles liées à l’économie elle-même. Dans cette conception, le capitaliste est propriétaire, de façon directe ou médiatisée par la finance, des moyens de production, le salarié propriétaire de sa force de travail, le propriétaire foncier, propriétaire d’un droit exclusif sur les richesses naturelles sur lesquelles il a la min. Transformez le salarié en « travailleur indépendant » payé à la demande, à la tâche, le chauffeur ubérisé par exemple. Est-il devenu propriétaire des moyens de production ? Non, il n’est propriétaire que de sa force de travail et reste donc, au sens propre, un prolétaire. Sa fonction sociale, son rôle dans la production de richesse n’a pas changé. Ce qui a changé, c’est son statut juridique : il perdu celui qu’en résultat de près de deux siècles de luttes sociales, il a conquis dans la société : grilles de salaire, durée du travail, conditions de travail ; sécurité d’un emploi plus ou moins durable avec même pour certains, comme les fonctionnaires, garantie à vie ; retraites, assurance maladie et assurance chômage, organisation collective face à l’arbitraire des employeurs. Et il se retrouve d’un jour à l’autre seul, sans défense devant des mastodontes commerciaux, industriels et financiers. Le droit du travail lui-même qui était conçu pour défendre le salarié dans un rapport inégal avec l’employeur, est aujourd’hui de plus en plus conçu comme un outil au service de compétitivité des entreprises, dont le bien-être des travailleurs n’est, au mieux, qu’un bénéfice collatéral éventuel.

Nous n’en sommes donc pas à la fin du rapport social capital / salariat, dont le mouvement ouvrier et socialiste, pas seulement le marxisme, demandait l’abolition pour céder la place à des formes diverses selon les différents courants. Ce rapport n’est pas changé dans son contenu. Il est seulement modifié dans sa forme. Nous passons de l’insertion du prolétaire salarié dans un statut collectif, fruit d’une organisation collective, à sa dispersion et à son individualisation comme prolétaire « travailleur indépendant », à la précarité aggravée par l’isolement. Même au temps des débuts du salariat, une partie des ouvriers sortant de la corporation et travaillant dans un groupe, était capable de s’associer dans des sociétés de prévoyance ou de solidarité, préfiguration des syndicats. Le prolétaire post-moderne, atomisé et éloigné de ses compagnons d’infortune, se trouve dans la situation présyndicale où les masses de paysans prolétarisés durent faire le long apprentissage de l’association.

L’utopie de la transformation des prolétaires en propriétaires de Saint-Marc Girardin s’est traduite, dans la réalité des rapports sociaux inchangés, en une « fin du salariat » selon les besoins propres du capital. Elle se traduit par une soumission plus grande des prolétaires à ce dernier. Y a-t-il dans ce phénomène les conditions d’une diminution de la misère ? Certes, la condition ouvrière a changé en deux siècles, du fait du mouvement ouvrier et de la peur des classes dominantes d’être emportés par un séisme social. Cette peur a aujourd’hui diminué du fait de l’affaiblissement de la défense collective des travailleurs par le chômage massif et la transformation des organisations confédérales en quasi-succursales de l’administration. Mais du fait même de l’arrogance des classes dominantes, des formes de misère que l’on pensait révolues reviennent en cauchemar. Y a-t-il une diminution dans cette prétendue « fin du salariat » des raisons de réduire les révoltes sociales ? Bien au contraire. Mais il est vrai qu’au-delà de formes purement protestataires, individuelles et désordonnées, sans résultat immédiat évident, le chemin est sans doute long pour un mouvement social collectif qui prenne en compte ces nouvelles données.

[1] Journal des Débats politiques et littéraires du 15/12/1832 (sur Gallica).

[2] Élisabeth Bourguignat, « Créer son entreprise pour créer son emploi ? », sur le site dhp, octobre 1998.

[3] Ivan Best dans La Tribune du 08/06/2015.

[4] Florian Fayolle dans Challenges du 11/02/2016.

[5] Au sens premier le gip est une pratique qui conduit tour à tour, dans un groupe musical, chaque artiste à jouer en solo.

[6] Patrick Cingoli, « Ubérisation, turc mécanique, économie à la demande : où va le capitalisme de plateforme ? », sur le site The Conversion, le 26/08/2016.

[7] Florian Fayolle, déjà cité.

[8] Voir « L’ubérisation : trois leviers, trois facteurs », sur le site Bfm TV le 26/01/2016.

 

  1. Vendredi 20 janvier 2017

Travailleurs détachés : scandale et hypocrisie

La directive de la Commission sur les travailleurs détachés date du 16 décembre 1996[1]. Elle a donc fêté ses vingt ans.

En France, second pays d’« accueil » après l’Allemagne, près de 300.000 travailleurs détachés déclarés dont 27% dan la construction[2]. Sans doute davantage, à moins de penser que toutes les entreprises ont une conduite vertueuse. L’histoire du « plombier polonais » n’est pas une fiction, et ce n’est pas jeter l’opprobre sur lui que de dénoncer les entreprises qui utilisent cette directive et les autorités qui l’on pondue. Ces travailleurs viennent avant tout de Pologne, du Portugal et de Roumanie. Tant et si bien qu’un travailleur détaché portugais des années 2000-2010 coûte moins cher à l’entreprise française que ne lui coûtait son père, travailleur immigré des années 1970-1980.

Comment remédier à cela ? En rendant le coût du travail égal, salaires et cotisations sociales, pour un travailleur résident et un travailleur détaché. Or c’est à cela que la directive permet d’échapper, permettant aux entreprises, publiques comme privées, avec la cascade des sous-traitants plus ou moins en règle, surtout quand l’État, par réduction des effectifs et limitation de son autonomie, diminue les contrôles et la pression de l’Inspection du travail[3]. Nous pouvons mesurer vingt ans de dégâts consommés : dégâts économiques : pression sur les salaires de tous les travailleurs des branches concernées ; dégâts politiques : devant l’impuissance de la résistance organisée à la dégradation des conditions de travail, exaltation des tendances au repli xénophobe qui réduit encore les chances d’une défense collective.

Venant des instances d’une Europe libérale pour qui le bien-être des travailleurs est un sous-produit, un simple avantage collatéral, possible mais non nécessaire, de la bonne santé des profits d’entreprises dirigées de droit quasi-divin, rien d’étonnant qu’une telle idée d’engager, de façon prétendument temporaire, un ouvrier aux conditions sociales de son pays d’origine. Mais les dégâts sociaux et politiques sont tels que certains gouvernements, notamment la France et l’Allemagne, ont poussé la Commission à modifier la directive. La Commission a effectivement promis d’appliquer le principe « à travail égal, salaire égal », mais les discussions traînent en longueur, du fait de l’opposition de onze États de l’Europe orientale qui bloquent tout en utilisant la procédure du « carton jaune »[4].

D’accord, une directive européenne nouvelle. Mais pourquoi faut-il attendre pour mettre en pratique ce principe élémentaire susurré du bout des lèvres, puisque l’on peut lire, à l’Art. 12 de la Directive de 1996 : « le droit communautaire ne s’oppose pas à ce que les États membres étendent le champ d’application de leur législation ou les conventions collectives de travail conclues par les partenaires sociaux à toute personne effectuant un travail salarié, y compris temporaire, sur leur territoire, même si l’employeur est établi dans un autre État membre »[5] ?

Que n’avez-vous utilisé cette possibilité, MM. Juppé, Jospin, Raffarin, Villepin, Fillon, Eyrault et Vals, sous les présidences respectives Chirac, Sarkozy et Hollande, au lieu de faire croire qu’il fallait attendre de changer à Bruxelles la directive de 1996 ? Et vous faites les braves en proclamant que si Bruxelles ne bougeait pas, il faudrait se passer des son autorisation ?[6] C’est minable et c’est grave. En fait, vous êtes responsables de l’aggravation du sort des travailleurs que la directive a occasionnée et de la dévastation sociale et politique causée. Vous avez joué avec le feu, Messieurs, et maintenant qu’il est là, qu’il menace vos orteils, vous discutaillez encore sur l’institution qui doit appeler les pompiers.

[1] Voir le Journal officiel de la Communauté européenne, en date du 21/01/1997 : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:31996L0071&from=FR.

[2] Sarah Belouezzane & Cécile Ducourtieux, « Travailleurs détachés, la France veut se faire entendre », Le Monde du 09/09/2016.

[3] Sylvie Denoyer (CGT), Florence Barral-Boutet (FO), Luc Raucy (SNU/FSU) & Yves Sinigaglia (SUD), « Qui veut la mort de l’inspection du travail ? », Le Monde du 30/02/2014.

[4] Cécile Ducourtieux & Jean-Pierre Stroobants, « Travailleurs détachés : Bruxelles veut imposer “un salaire égal” pour un travail identique », Le Monde économie du 07/03/2016. Voir aussi le Dossier suivant sur Toute l’Europe :  http://www.touteleurope.eu/fileadmin/_TLEv3/emploi_social/dataviz_travailleurs_detaches.pdf.

[5] Voir le Journal officiel de la Communauté européenne, en date du 21/01/1997 : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:31996L0071&from=FR.

[6] Charlotte Belaïch, « Le Premier ministre a menacé de déroger au droit européen si le texte encadrant le travail détaché n’évolue pas », Libération du 30/06/2016.

 

**. Mardi 10 janvier 2017

Le fantasme de l’islamisation

Voir dans le DOSSIER LIslam défantasmé (http://roland.laffitte.pagesperso-orange.fr/FILES/PRESS_ISLAM_27.pdf). Il s’agit du texte jumeau de l’article paru le 09/01/2017 dans le blog Les Mots en campagne de MÉDIAPART intitulé « L’islamisation : un phantasme » (le titre est de la Rédaction), voir https://blogs.mediapart.fr/edition/les-mots-en-campagne/article/090117/l-islamisation-un-phantasme.  

  1. Vendredi 6 janvier 2017

L’Évangile, le Coran et la République

L’Évangile a-t-il quelque chose à faire avec la politique ? Question qui, on peut en être sûr, va diviser. Les laïcistes, c’est-à-dire partisans d’une laïcité intégriste diront : pas du tout ! La religion, c’est la religion, la République ! Sauf que, comme nous le verrons, les choses sont un peu plus compliquées.

Et voici que François Fillon déclare : « Je suis gaulliste et de surcroît je suis chrétien, cela veut dire que je ne prendrai jamais une décision qui sera contraire au respect de la dignité humaine, au respect de la personne, de la solidarité »[1]. On ne s’attendait pas à ce que François Bayrou réagisse aussi vivement : « Je suis croyant, je ne vais pas m’offusquer d’un mouvement de foi mais comment peut-on arriver à mélanger la politique et la religion à ce point de cette manière déplacée ? Le principe de la France c’est qu’on ne mélange pas religion et politique »[2]. Certes, il y a chez Fillon un clin d’œil à l’électorat catholique conservateur qui a pesé dans la balance des primaires de la Droite. Mais pourquoi cette réaction, surtout venant d’une des représentants de la tradition démocrate chrétienne ? Henri Guaino vend la mèche : « On peut pas lutter contre le communautarisme et avoir le candidat des chrétiens, le candidat des musulmans, le candidat des juifs, le candidat des francs-maçons, etc. », affirme-t-il, dénonçant « une faute morale, parce que ça nous entraîne sur un terrain sur lequel, il me semblait, nous ne voulions pas aller »[3]. Même François Bayrou qui dénonce pourtant à juste titre l’« obsession de l’islam »[4], préfère s’interdire de toucher à ce sujet pour ne pas avoir à parler de l’Islam. Mieux vaut dénaturer sa pensée plutôt que de paraître la partager avec l’objet d’une détestation publique et toucher ainsi à une question qui brûle. Mais est-ce en détournant le regard du feu que l’on se protège de l’incendie ?  

Foin des craintes, revenons à la question en prenant du recul, en cherchant à s’abstraire des polémiques politiciennes et des batailles obsolètes : L’Évangile doit-il influencer les lois ? La réponse d’un croyant chrétien sera évidente : oui ! Qu’il soit dans la tradition de la démocratie chrétienne ou de la mouvance des Chrétiens de gauche dont l’expression publique est aujourd’hui en sourdine. « Les protestants français sont de fervents défenseurs de la laïcité qu’ils ont contribué à construire. Cela signifie-t-il que les chrétiens doivent se taire dès qu’il s’agit de politique ? », se demandait le pasteur et théologien libéral Jean-Marie de Bourquenay à la veille des élections présidentielles de 2007, avant de rappeler ces propos de Dom Helder Camara : « Quand je donne de la nourriture aux pauvres, on m’appelle un saint. Quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on m’appelle un communiste »[5]. Les Torquemada de la laïcité qui réclament du socialisme et du communisme devraient se rappeler ce que le mouvement ouvrier français doit à Étienne Cabet qui dans les années 1840 prônait un communisme plongeant ses racines idéologiques dans le christianisme.

Posons maintenant la question : « Le Coran doit-il influencer les lois ? » C’est ce qu’a fait d’aiulleurs au printemps 2015 un institut étasunien, le PEW Recherch Center dans un certain nombre de pays d’Afrique et du Moyen Orient[6]. On imagine le tollé si la question était posée en France : il n’a pas de lois au-dessus de lois la République ! La loi religieuse ne doit pas interférer dans la loi de la cité, etc.

Sauf qu’il ne s’agit pas de cela. La question est de savoir si l’on peut interdire à croyant, qu’il soit musulman, chrétien, juif, bouddhiste, déiste, panthéiste ou qua sais-je encore, de vouloir être en règle avec Dieu en intervenant dans la cité des hommes. C’est même pour lui un devoir de traduire ses convictions éthiques et sa spiritualité dans des actes de citoyen, à l’instar des hommes de toutes croyances, fussent-ils libres penseurs, agnostiques, athées ou de quelque autre courant de pensée. Qu’importe à la société que les motivations des citoyens soient religieuses ou pas, que l’impulsion de leur action civique soit de nature religieuse ou pas, pourvu qu’ils agissent sur le terrain du bien commun et dans une langue commune à toute la collectivité, c’est-à-dire laïque, une langue qui ne soit donc pas empreinte d’une coloration religieuse particulière, laquelle pourrait donc heurter les membres d’autres religions ou croyances dans la société et leur faire sentir qu’on leur impose celle d’une religion ou système de pensée qui n’est pas le leur.

Que penserait-on par exemple de proclamer officiellement la continuité des la République avec la loi mosaïque[7], de prétendre

affirmer officiellement le respect par l’État des racines chrétiennes de la France, ou encore d’observer la charia ? Mais cela n’empêche nullement que s’adressant à ses coreligionnaires sur la place publique, un Chrétien de se revendiquer, dans son action publique, en accord avec l’Évangile, un Juif d’être en harmonie avec la Tora ou un Musulman en règle avec la charia, un déiste avec Voltaire ou un athée avec Diderot. Ce n’est nullement une question de principe mais d’opportunité. Confondre les deux revient à tomber dans l’imposition d’une nouvelle religion, ce qui est précisément le contraire exact de la laïcité.

[1] François Fillon, invité au « Journal de 20 h » de TF1 le 03/05/3107.

[2] François Bayrou, invité par Laurence Ferrari sur iTélé le 04/05/3107.

[3] Henri Guaino, dans le « Lab politique » sur Europe 1, le 04/05/3107.

[4] François Bayrou, 2012, état d’urgence, Paris : Plon, 2011, document numérique en ligne.

[5] Le résultat de cette enquête est repris dans Courrier international Hors-série Novembre-décembre 2016, page 9. Le fait d’interroger indistinctement Musulmans et non-Musulmans pose un sérieux problème de crédibilité à cette étude. Mais on y remarque que même dans les pays à large majorité musulmane, les résultats sont partagés.

[6] François Bayrou, 2012, état d’urgence, Paris : Plon, 2011, document numérique en ligne.

[7] Ne riez pas. Cela fut proposé, lors du débat sur  la constitution de 1848, à Alphonse de Lamartine par Gustave d’Eichthal qui allait répétant : « Le loi de la République n’est autre que la loi de la doctrine mosaïque », sans succès il est vrai (voir Hervé Le Bret, Les Frères d’Eichthal, Paris : PUBS, 2012). Notons qu’il n’y avait là chez d’Eichthal aucun prosélytisme judaïque : il se disait Juif, la religion de ses parents, Catholique par la conversion de son banquier de père pour éviter les tracasseries, Athée comme disciple et secrétaire un temps d’Auguste Comte ; il chercha à trouver dans le Saint-simonisme ce que, pour emprunter une notion à la géométrie différentielle, on pourrait nommer l’« enveloppe » des religions ; enfin ami d’Ismaÿl Urbain, mais pas seulement pour cette raison personnelle, il s’avéra en son temps un des rares Français respectueux de l’Islam.  

 

  1. Dimanche 18 décembre 2016

Le désastre d’Alep, métaphore du Moyen-Orient

On ne peut que pleurer à l’évocation d’Alep dévastée. On aimerait pouvoir dire que le bien est d’un côté, le mal de l’autre. Ce serait si simple. Ayant régulièrement sous les yeux des correspondances reçues par des amis de leurs proches à Alep-Ouest, je n’ai pas de peine à faire une telle affirmation. Comme on le sait d’autre part, tous les groupes qui tenaient Alep-Est n’étaient pas de gentils enfants de cœur faisant la guerre comme on devise tranquillement devant un narguilé dans un café de la vieille ville, et n’ont pas hésité à employer des méthodes reprochées à juste titre l’autre camp. Ce n’est pas taire les crimes russo-assadiens que de rappeler que parmi les groupes présents sur cette zone, « le principal, Fatah al Cham, compte entre 500 et 1.000 combattants, y compris des étrangers ». Or « Fatah al Cham a succédé à la branche locale d’Al-Qaeda », et qu’est « également présent à Alep-Est, le groupe salafiste Ahrar al-Sham regroupe 1.500 hommes ». Sachons aussi que, dans ce groupe soutenu par le Qatar, plusieurs capitaines viennent d’al-Qaïda. Comme dans toute propagande de guerre, toutes les exactions sont celles des ennemis, toutes les vertus sont celles des amis du moment[1]. Hélas, dans le déchaînement des passions, les horreurs peuvent être des deux côtés. Mais il y a, dans toutes les tempêtes qui poussent aux collisions, un choc majeur dans le temps long de l’histoire. Car il est une impulsion surdéterminante qui a permis d’exalter, d’exacerber tous les penchants, glorieux comme déshonorants, inhérents au tissu social de la région.

Alep est la métaphore d’un Moyen-Orient martyrisé. Avec ces millions de civils désarmés en proie à un déluge de feu, à la dévastation de toute vie civile, à la destruction des infrastructures sociales et médicales, aux famines sciemment provoquées, aux prises d’otages, aux exécutions sommaires et aux exodes massifs renouvelés depuis un bon siècle à présent que la région est parcourue en tous sens par la soldatesque des grandes puissances euro-nord-américaines (européennes, Russie comprise d’abord, puis les États-Unis), par leur rapacité et leurs disputes. Avec la blessure ouverte de l’installation en un de ses cœurs symboliques d’une colonisation commune à toutes ces puissances. Avec la déstabilisation récente de toute la région par l’intervention étatsunienne à la tête d’une pseudo-coalition ad hoc, intervention en deux actes, 1991 et 2003, reliés entre eux par un blocus criminel, et la décennie qui a suivi.

Ceux qui réservent leurs pleurs à Alep-Est sans avoir pleuré hier sur Fallouja et sur Ramadi éventrés, sur Gaza plusieurs fois ravagée, et aujourd’hui sur Mossoul dont les populations se préparent à la vengeance sanglante du gouvernement central iraquien partisan et des milices chiites, sans verser une larme encore pour la cité de Sanaa généreusement bombardée par l’Arabie saoudite et une coalition arabe soutenue par notre pays, ceux-là ne font qu’instrumentaliser de façon pernicieuse la douleur légitime de tout être humain qui se respecte pour de cyniques calculs politiques. Où étaient ceux qui s’apitoient aujourd’hui, à juste titre, sur le sort des Chrétiens du Moyen-Orient quand ces derniers appelaient à lever le blocus injuste contre l’Iraq qui fit un bon million de morts ? Je voudrais seulement rappeler les difficultés que nous avons eu, mon épouse et moi-même, à publier en 1991 une interview du patriarche chaldéen, Mgr Bidawid, qui appelait à la solidarité ses coreligionnaires et qui ne parut dans La Croix que dans une version ultra-édulcorée ? Propagande pour Saddam que tout cala, nous répondait-on ! Je me souviens aussi de l’étonnement et du chagrin du père Toma, prêtre du diocèse latin-catholiques de Bagdad,  quand il nous racontait le refus poli des autorités ecclésiastiques de Rome et de Paris d’entendre les souffrances des Iraquiens et d’écouter, au sein de la même Église, les doléances de ceux qui, dans les discours, étaient qualifiés de « frères ». Est-ce un hasard si j’ai accepté de coordonner un numéro spécial des Cahiers de lOrient (n° 48, 4ème  trimestre 1997) intitulés Chrétiens en terre d’Islam ? Oubli quand cela gêne, solidarité quand cela arrange !  

Ceux qui cherchent à mettre aujourd’hui toutes les horreurs sur le dos de l’État syrien et de son puissant protecteur russe – et ces horreurs sont bien réelles et insupportables – cherchent à nous embrigader dans une querelle qui n’est pas la nôtre. Quand l’ambassadrice des États-Unis à l’ONU, Samantha Power, veut faire honte à la Russie pour la manière ignoble, il est vrai, dont ses troupes traitent les civils d’Alep, a-t-elle oublié ce que disait il y a vingt ans à peine sa compatriote Madeleine Albright,  qui la précédait dans ce poste, de la manière dont son pays traitait les civils iraquiens ? Rappelons-nous en effet. Abordant la question du blocus de l’Iraq, la présentatrice de CBS News, Lesley Stahl, lui demandait le 12 mai 1996 : « Nous avons entendu dire qu’un demi-million d’enfants étaient morts, ce qui est plus que les enfants morts à Hiroshima. Vraiment, est-ce que le prix en vaut la peine [And, you know, is the price worth it?] » ? Ce à quoi la secrétaire d’État de Clinton répondit : « Je pense que c’est un choix très difficile. Mais le prix – nous pensons que le prix – en vaut la peine [we think the price is worth it] »[2]. Indignation à clapet, pour les exactions des autres, et silence pour les siennes ?

L’ordre établi par les Franco-Anglais avec les accords Sykes-Picot est mort. Pourquoi faut-il absolument qu’à l’heure où l’Empire russe prend des gages dans la région aux dépens de l’Empire étasunien, nous envoyions nos avions et même un misérable porte-avion qui joue les intermittents du spectacle guerrier pour avoir un siège à la table des nouveaux partages impérialistes ? Il n’est d’ailleurs même pas certain que notre pays puisse obtenir un strapontin… Déjà les « spécialistes » militaires craignent que les combattants rescapés d’Alep-Est ne passent avec armes et bagages à l’EI. Mais cela ne serait qu’une des manifestations de colère et de haine que l’occupation russe de fait de la Syrie ne peut que provoquer dans les populations de la région. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour prévoir au pays de Poutine un second Afghanistan. Quant à la France, elle aura assurément sa part du courroux que ne peut que susciter ses interventions militaires intempestives et son empêtrement dans une politique d’un autre âge. Elle a déjà cette part, d’ailleurs, qui s’immisce dans les failles sociales que provoquent les injustices de sa situation sociale interne. Quand notre État cessera t-il, par ses algarades belliqueuses, de semer l’hostilité et la rage au Moyen-Orient et en Afrique et se résoudra-t-il à une véritable politique de coopération pacifique et de développement bienveillant avec les peuples de ces régions à qui nous devons tant ?

François Fillon crie urbi et orbi qu’avec l’EI, « nous sommes bien en présence d’un conflit mondial »[3]. La part de vérité qu’il y a dans cette propagande spécieuse qui prend les fantasmes de quelques illuminés soi-disant « salafo-jihadistes » pour la réalité s’imposant à tous, c’est que le Moyen-Orient est une de ces zones critiques de plus en plus dangereuses où le jeu des intérêts économiques, des visées stratégiques et des alliances politiques peut conduire à un nouveau au conflit généralisé. Les querelles impérialistes européennes ont déjà entraîné deux guerres mondiales. Cela ne suffit-il pas ? Pourtant, il est une autre politique que celle du brigandage et de l’oppression hypocritement justifiés au nom des droits de l’homme.

En 1840, les Européens étaient au bord de la guerre à propos de la « question d’Orient ». La France défendait alors la conquête de la Syrie par Mohammed Ali tandis que l’Angleterre formait une grande coalition diplomatique européenne contre elle groupant la Russie, l’Autriche et naturellement la Porte ottomane, et menait une expédition pour éliminer de Syrie le pacha d’Égypte. Prosper Enfantin aujourd’hui oublié polémiquait alors avec le brillant Alphonse de Lamartine prêt à en engager l’« honneur de la France » dans le partage armé de la région que l’on appelle aujourd’hui le Moyen-Orient. En le paraphrasant, je dirai dans les mots d’aujourd’hui : la question du Moyen-Orient n’est pas celle du partage de la région entre grandes puissances, mais l’association des pays de la région avec ces mêmes grandes puissances. Un doux rêve ? Peut-être. Mais notre amitié avec les peuples du Moyen-Orient et, plus encore, la paix entre les grandes puissances et donc du monde en dépendent[4].

[1] COUSIN, Mathilde, « Qui sont les groupes rebelles à Alep-Est ? », Le Figaro du 15/12/2016. Les chiffres donnés par ce journal seront contestés par de nombreuses sources qui donnent des chiffres bien plu élevés.  

[2] Propos tenus sur « 60 Minutes », le magazine d’information produit par CBS News le 12/05/1996. Les incrédules peuvent  trouver l’enregistrement audiovisuel de cet échange sur la toile, notamment sur You Tube.

[3] FILLON, François, Vaincre le totalitarisme islamique, Paris : Albin Michel, 2016, 45.

[4] Cette idée, énoncée dans sa correspondance d’Alger à son ami François-Barthélemy Arlès-Dufour, fut publiée dans ENFANTIN, Prosper, Correspondance politique (1835-1840), Paris : Bureau du journal Le Crédit, 1849, 151-206 ; puis reprise dans les Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris : Le Dentu, XI (1867) et XXXI-XXXIII (1873).

 

  1. Mercredi 15 décembre 2016

Un pape musulman ?

Il y a peu, le Rapport de l’Institut Montaigne proposait sans rire d’« élire un grand imam de France afin de conduire le travail intellectuel et théologique destiné à poser les jalons d’un islam français »[1]. Un rêve éveillé que reprend François Fillon lorsque, se plaignant que le CFCM « ne représente pas les Musulmans », il avance : « Il faut que ce soit des religieux, qui soient de théologiens, qui soient des personnalités respectées de la religion musulmane pour que à travers eux on puisse engager ce dialogue et convaincre la communauté musulmane que les règles républicaines sont supérieures aux règles religieuses et qu’elles doivent s’appliquer »[2].

Mais dites : comment imposer une attitude téologico-juridique commune  à l’Islam qui se répartit lui-même en une infinité de confessions et de sous-confessions : sunnites, chiites dans ses multiples tendances (chiisme duodécimain, ismaélisme, zaydisme, etc.), kharijisme (principalement aujourd’hui ibadite), etc. Comment prétendre chapeauter, dans le sunnisme lui-même, d’un côté des courants juridiques comme le chaféite, le hanafite, le hanbalite et le makékite (majoritaire en France), qui ont chacun leur propre conception du droit et leur propre pratique du culte, et de l’autre les divers courants théologiques classiques comme l’acharisme, le matudirisme et le hanbalisme, sans oublier les courants les plus modernes, depuis le réformisme modernisateur jusqu’à l’infinité de courants revivalistes et littéralistes parmi lesquels le salafisme wahhabite revendique le monopole théologico-juridique d’interprétation de l’Islam, et sans tenir compte de l’infinité des attitudes des uns et des autres vis-à-vis du politique et d’une la lutte parfois à couteaux tirés entre eux ?  Comment prétendre encore rassembler sous une même houlette les différentes confréries ou ordres spirituels de l’Islam comme les Aissawa, la Chadhiliyya, la Muridiyya, la Naqbandiyya, la Qadiriyya, la Sanusiya, la Tijaniyya, etc. (pour ne parler que ce celles qui sont actives dans notre pays), et plus encore ces voies spirituelles et les courants qui anathémisent le soufisme, comme c’est le cas du salafisme des cheikhs saoudiens ? Jamais l’Islam n’a connu une telle autorité commune, même au temps des premiers califes, malgré les fantasmes d’orientalistes à courte vue, n’ont jamais assumé un rôle semblable à celui du pape dans la Chrétienté.

Restons dans le parallèle entre Islam et Christiniasme. Vouloir un Grand Imam de France ou une sorte d’autorité théologico-juridique unique pour l’Islam de France, c’est une peu comme si on voulait imposer un autorité théologico-cultuelle commune à tous les Chrétiens de notre pays, quelles que soient leur obédience, catholique romaine, othodoxe ou protestante, sans parler des Chrétiens d’Orient, coptes et melkites, chaldéens ou assyriens, etc. Imaginez seulement les différentes églises protestantes, luthérienne, réformée (calviniste), évangéliques (baptistesadventistesméthodistes, pentecôtistes, etc.)  suivre les directives d’une même autorité théologique !  Mais qui ne serait pas possible eux le serait pour les Musulmans, et qui plus est, sous la baguette de l’État ? 

Nous sommes en plein délire. C’est mieux que Sarlozy qui, tout en condamant le communautarisme, voulait créer une sorte de CRIF islamique. C’est la vieille erreur française qui consiste à projeter sur l’Islam le fonctionnement de l’Église catholique : une religion, un chef ! Et pourquoi la République ne décrèterait pas en sus l’infaillibilité des fatwas du Grand Imam de France ? Ce serait plus sûr pour le ministre des Cultes et de l’Intérieur réunis d’avoir un Islam à sa botte, dasn la bonne vieille tradition coloniale qui s’était constitué un qsiqlam d’État, administré, en contravention totale avec la loi de 1905. Il y a toutefois peu de chance que nos concitoyens musulmans goûtent la plaisanterie et donnnent à cette prétendue haute autorité le moindre crédit.

[1] Institut Montaigne, Un islam de France est possible, septembre 2016, 103.

[2] Propos tenus sur « Bourdin direct » sur BFM TV le 30/09/2016.

 

  1. Lundi 5 décembre 2016

Le roman national de François Fillon

Français Fillon écrit ainsi le roman national : « La France, c’est quinze siècles d’histoire depuis le baptême de Clovis à Reims. C’est Saint Louis, Jeanne d’Arc, Louis XI, Henri IV, Richelieu, Louis XIV, les révolutionnaires de 1789, Bonaparte, Napoléon III, la IIIè République, Gambetta, Thiers, Jules Ferry, Clémenceau, Jaurès, Poincaré, de Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand et Chirac. La France, c’est la fille aînée de l’Église et là où souffla le plus fort un vent de liberté et s’éveilla l’esprit des Lumières. […] Être français, c’est se sentir chez soi dans une épopée où tout s’enchaîne : le Moyen Âge chrétien, la Renaissance humaniste, la monarchie absolue, la Révolution citoyenne, l’Empire triomphant, les Républiques progressistes »[1].

Dans l’épopée du Moyen Âge chrétien, il n’y pas seulement les cathédrales, tant dénigrées par le Renaissance, et l’éclosion de la pensée des clercs du XIIe siècle, notamment à l’école des sciences et de la pensée arabes. Mais admirer accepter ces aspects lumineux oblige-t-il à défendre aussi les Croisades du Levant, le bain de sang de la prise de Jérusalem et les persécutions des Juifs par Louis IX ‒ seuls les Chrétiens diront saint Louis, mais ni les Juifs ni les Musulmans ni les athées  ‒, la croisade dite des Albigeois, avec la création de l’Inquisition et le bûcher de Montségur ? Faut-il accepter toutes ces ignominies pour « se sentir chez soi » en France ?

La Renaissance humaniste, les historiens la datent en gros des guerres d’Italie à l’Édit de Nantes, bref sur tout le XVIe siècle. Ce n’est donc pas seulement Rabelais et l’humanisme, c’est aussi les guerres de religion et les massacres de la Saint-Barthélemy. C’est un peu facile de faire l’impasse sur l’envers du décor de l’histoire nationale.

La monarchie absolue, c’est, il est vrai, les progrès de l’État central contre les restes féodaux, mais c’est aussi le siècle de Richelieu contre les Protestants à La Rochelle, Uzès ou Le Mas d’Azil, celui de la révocation de l’Édit de Nantes et les dragonnades, etc., sans parler de l’arrogance de la noblesse et du haut clergé. Faut-il aussi « se sentir bien » dans ces crimes perpétrés par la prétendue « Fille aînée de l’Église » pour être français ?

La Révolution citoyenne, les révolutionnaires de 1789. Qui aujourd’hui veut revenir à la monarchie capétienne ? Mais pourquoi 1789 et pas 1792 ? Et ceux dont la tradition défend la Convention et Robespierre, condamne Thermidor et le coup d’État du 18 Brumaire, peuvent-il se sentir chez eux dans la France de François Fillon ?

L’Empire triomphant. Mais ceux qui, de Benjamin Constant à Saint-Simon, ont dénoncé la France des conquêtes avec un nouvel motif de guerre, celui d’apporter la civilisation aux autres peuples, sont-ils exclus du roman national ? Et ceux qui ont condamné le rétablissement de l’esclavage aux Antilles, les guerres dynastiques qui ont ensanglanté l’Europe et ses millions de morts, ceux qui ont dénoncé les boucheries de la Guerre d’Espagne dont Goya nous rappelle talentueusement le souvenir et contre laquelle se levait le tout jeune Auguste Comte ? Sont-ils indignes du récit national ?

Les républiques progressistes. Mais avec celle de 1848, faut-il être du côté des ouvriers parisiens en juin 1848, ou du côté du général Lamoricière qui montrait à Alexis de Tocqueville les cadavres de ces derniers? Et pour la poursuite de la conquête de l’Algérie ? Avec celle de 1870, faut-il être du côté de la Commune de Paris ou bien alors du côté de Thiers et des Versaillais, les bouchers de la Semaine sanglante ? Puis du côté du partage du monde qui a conduit à deux guerres mondiales ? Il est quand même hypocrite de sa prévaloir de Jaurès en oubliant chez lui de dénonciateur de la guerre impérialiste !

On veut à tout prix contraindre nos nouveaux compatriotes de faire leur ce roman national. Mais combien de millions de nos compatriotes qui ont la nationalité français depuis d’innombrables générations le rejettent comme une imposture ? Ceux qui ont le souvenir des luttes des Cathares, des Protestants, des Juifs du Moyen Âge contre l’Église et la Monarchie française. Combien de millions de nos concitoyens défendent la mémoire des révoltes ouvrières et des espoirs de la Révolution sociale ? Combien de millions aussi portent dans leur chair le souvenir de l’injustice coloniale et la lutte contre elle ?

On dira : anachronisme que tout cela. Hier c’était hier. Ces horreurs étaient dans l’esprit du temps. Non, pas du tout. Puisqu’il y eut à toutes ces époques, des gens qui ont dénoncé ces crimes dans les termes où il sont condamnés aujourd’hui. Ceux qui le font sont tout aussi français que ceux qui acceptent le récit national unilatéral, conservateur et empreint d’arrogance religieuse et sociale de François Fillon. Si l’on veut une société apaisée, il ne s’agit pas de demander repentance, notion chrétienne qui n’est pas nécessairement partagée par les non-Chrétiens. Il faut renoncer à imposer un roman national unilatéral, accepter qu’à côté de ce que l’histoire nationale eut de lumineux dans l’histoire, la société accepte que l’on ne recouvre pas d’un voile sur sa terrible part d’ombre. On ne refait pas l’histoire mais on peut chercher les causes des drames, des tragédies et des crimes et méditer sur ce qu’ils enseignent pour le présent et pour l’avenir. Il faut surtout que, dans cet examen collectif, la société parvienne à assurer les persécutés et les opprimés, les damnés de la terre, que son côté sombre ne puisse être réactivé, ce qui est loin d’être le cas. Et nous en sommes loin : injustice et stigmatisation religieuses et sociales sont hélas toujours là, et même en train de se combiner dans un mélange explosif.

[1] Voir Vaincre le totalitarisme islamique, paris : Albin Michel, 2016, 143-144.

 

  1. Dimanche 4 décembre 2016

Pour François Fillon, il ny pas eu de politique coloniale vis-à-vis de lIslam

 

Répondant à un auditeur, Kamel, au micro de Jean-Jacques Boudin à la sortie de son livre à succès sur l’Islam[1], François Fillon répondait : « la première chose que je veux dire c’est qu’il n’y pas d’attitude néocoloniale par rapport à la religion musulmane, il y a eu autrefois un combat très violent mené par la République pour forcer la religion catholique à accepter les principes républicains, il y eu le même combat qui a été mené qui a été mené par Napoléon pour la religion juive, donc ce n’est pas une question de néocolonialisme, c’est une question d’actualisation de la relation avec les Musulmans »[2].

À l’entendre, l’Islam serait un problème nouveau pour l’État français. Or il a eu de 1830 et 1962 une politique élaborée vis-à-vis de l’Islam et des Musulmans. Tenons-en nous aux propos tenus par l’historien Pierre Vermeren qui vient de justement publier un ouvrage sur la politique française dans ses colonies, en grande partie situées en Terre d’Islam[3] : « À l’époque coloniale, la France a d’abord déconstruit, puis réorganisé, encadré, financé et surveillé l’islam d’Algérie. Au Maroc, elle a délégué cette tâche au sultan. En Algérie, elle a tenté d’instaurer un clergé de toutes pièces, imams en ville et marabouts dans les campagnes. Les officiers et administrateurs avaient acquis une grande connaissance de l’islam, des hommes, de leurs réseaux et du terrain. Il n’en reste presque plus rien, hormis chez quelques cadres du ministère de l’Intérieur habitués à traiter avec le Maghreb. Sans réelle connaissance, hors académie, la République a délégué la gestion de l’islam aux responsables autoproclamés. Or les imams sont autodidactes, souvent sous tutelle étrangère, souvent radicalisés et finalement en décalage avec les communautés de France. On a oublié que l’Etat français a livré des batailles très violentes contre l’islam confrérique en Algérie puis au Maroc, puis contre l’Église catholique en métropole, avant de trouver les accommodements en matière de religion. Après des décennies de combat, les musulmans d’Afrique du Nord ont dû accepter la défaite militaire et faire allégeance politique »[4].

Certes, « c’était un autre temps », ainsi que le fait remarquer l’historien[5]. Oui, bien sûr. Mais si François Fillon n’a pas la mémoire de la politique plus que centenaire d’oppression, de « batailles très violentes », du refus de l’application de la loi de 1905 sur la laïcité demandée par les Musulmans algériens, au profit d’un contrôle administratif de l’Islam et des Musulmans, nos compatriotes musulmans ne sont pas tombés eux de la dernière pluie et savent cette histoire que leurs familles ont vécu dans leur chair. Il comprennent parfaitement que la politique de mise sous tutelle de la religion islamique par l’État réclamée par François Fillon est bien l’héritière de la vielle politique coloniale.

[1] FILLON, François, Vaincre le totalitarisme islamique, Paris :  Albin Michel, septembre 2016.

[2] FILLON, François, Propos tenues à l’émission « Bourdin direct » sur BFM le 30/09/20146.

[3] VERMEREN, Pierre, La France en terre d’islam. Empire colonial et religions, XIXe-XXe siècles, Paris : Belin, coll. « Histoire », 2016.

[4] VERMEREN, Pierre, « La République a délégué la gestion de l’islam aux responsables autoproclamés », entretien avec  Pascal Ayraul & Jean-Dominique Merchet, dans L’Opinion du 30/05/2016.

[5] Idem.

 

  1. Vendredi 2 décembre 2016

Paroles suaves de François Fillon sur la colonisation

 

« Non, La France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord », déclarait François Fillon dans une oraison à se ouailles de Sablé-sur-Sarthe le dimanche 28 août 2016[1].  Laissons de côté pour l’instant les propos sur l’esclavage, qui sont de la même limonade. D’accord, c’est du réchauffé. Certains ont réagi à l’époque, d’autres pas bien plus tôt que moi-même[2]. Mais Fillon n’était pas encore le prétendant de la Droite au trône élyséen. « Faire partager notre culture » ! Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites !

Voici ce que cache en Algérie le dessous de ce dos euphémisme : en le trouve dans ce tableau des méthodes employées  dans les années 1830 par le ministre de la Guerre lui-même, le général Simon Bernard, en février 1838, avant même que la guerre de conquête ne fut menée en grand à partir de février 1841 par le général Bugeaud : « On devait donc se résigner à refouler au loin, à exterminer peut-être les populations indigènes, et à entretenir, au milieu d’elles, des antipathies invincibles et d’éternelles inimitiés. Le ravage, l’incendie des moissons, la destruction de l’unique industrie du pays, l’agriculture, étaient le seul moyen d’atteindre un ennemi qu’on s’efforçait en vain de réduire par un choc régulier et décisif. Il fallait appauvrir, affamer les Arabes, et les ramener à obéissance par le sentiment même de la conservation. »[3]

Dede 1830 à 1847, c’est-à-dire date de la prise d’Alger par le corps expéditionnaire du général de Bourmont jusqu’à la reddition d’Abd el-Kader, 100.000 soldats français morts, soit l’équivalent du contingent entier. Mais cela n’est rien à côté de l’hécatombe provoquée chez les Algériens : malgré une natalité exacerbée par la résistance, le solde démographique est la perte pendant cette période de un million sur trois de la population globale, assez mal répartie : la moitié de la population exterminée par la guerre, les massacres et la famine, en grande partie intentionnellement provoquée par les razzias, l’incendie des récoltes et autres joyeusetés, dans l’Ouest et le Centre, le quart dans l’Est où la conquête ne commençait qu’en 1836. Ces chiffres peuvent difficilement contestés : ils sont de source coloniale française[4] et non de sources algériennes prétendument malintentionnées qui auraient voulu noircir le tableau.

Et puis, il y eut encore 15 années de rab… Mais les morts ne sont que peu de choses à côté des dégâts humains provoqués par la dévastation et la destruction de la société à qui François Fillon prétend que nous avons voulu « faire partager notre culture » ! Car il ya manière et manière de « faire partager ». Le faire à coups de canons n’est pas la meilleure manière de créer l’amitié entre les peuples. C’est même à coups sûr la meilleure manière de susciter, selon le mot du général Bernard,  « des antipathies invincibles et d’éternelles inimitiés »…

[1] Pour les incrédules, il suffit d’écouter le discours sur Youtube :  https://www.youtube.com/watch?v=BfGMXzshq4s.

[2] Par exemple RIBBE, Claude, dans L’Humanité du 28/11/2016.

[3] BERNARD, Simon (Ministre de Guerre), Discours à la Chambre des députés du 24/02/1838, dans Journal des Débats du 25/02/1838, repris dans MINISTÈRE DE LA GUERRE, Tableau de la situation des établissements français dans l’Algérie, 1838, Paris : Impr. Royale, juin 1839, iii.

[4] Voir notamment Yacono, Xavier, « Peut-on évoluer la population de l’Algérie vers 1830 ? », Revue africaine, vol. 98, n° 440-441 (1954), p. 189-223 ; tiré à part Alger : Société Historique algérienne, 1954

 

  1. Jeudi 1er décembre 2016

« Valeurs de la République?  »

Ce point est le début de l’article promis sous ce titre (vous la branche supérieure de l’étoile ci-dessus), rédigé au début 2015. 

C’est la mode d’en appeler aux « valeurs de la République ». Mais qu’y a-t-il dans cette « bouillie », ce « bouillon de poulet » dont parle Régis Debray[1]. Dans cette « nébulosité de bons sentiments », quelle République met-on ?

Pour rester sur un terrain concret, quelle République met-on dans cette « bouillie » ? La Première, celle de 1792 ou la Seconde, celle de 1848 ? La Troisième, version monarchique, celle de 1871, ou opportuniste, celle de 1889 ? La Quatrième, celle du programme du CNR ou celle de 1946, la Cinquième, celle de 1958, sauce gaullienne ou mitterrandienne, épicée Sarkozy ou Hollande ?

Si l’on se réfère aux actes de la République, s’agit-il de celle de Robespierre qui répugne à la guerre entre nations ou celle de Jules Ferry qui prône les conquêtes au nom du « devoir de civilisation » ? Celle dont les manœuvres de Laffitte, Thiers et Lafayette frustrèrent en 1830 le peuple de Paris insurgé en drapant Louis-Philippe du drapeau tricolore, et qui, prenant le nom de République sociale, qui mena à l’insurrection de février 1848 et à la Commission du Luxembourg ? Ou encore celle de Cavaignac, à la tête des sabreurs revenus d’Algérie, celle qui mit Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence avant de se coucher devant lui ? Celle de la Commune ou celle des Versaillais, de Thiers et de Galliffet ? Celle des Empires coloniaux qui formalisa le Code de l’Indigénat et à deux Guerres mondiales et contre qui luttèrent contre la guerre et l’Union sacrée, contre le colonialisme et pour une autre République, sociale et internationaliste ?

Dans la tradition de la Révolution française, la République s’oppose à la monarchie. Il y a quelque chose de juste chez Saint-Simon qui assimilait ordre militaire et ordre féodal. En même temps, bien des monarchies ne se sont pas montrées moins formellement moins démocratiques que bien des républiques. Et voici que nos politiciens d’aujourd’hui brouillent les cartes en parlant des « fonctions régaliennes » de l’État. Cela marque, dans l’intime de la langue, une régression extraordinaire, mais que surtout que de nos jours, républiques et monarchies se singent mutuellement : voyez l’Union européenne des 28 avec ses 7 monarchies dont la plupart sont bien plus parlementaires que bien des républiques. On aboutit ainsi à un État moyen dont la forme importe peu pourvu que l’armée, la police et la justice soient là, fermes dans la garantie de l’Ordre social.

Hors de la République ?

Une expérience commune entre toutes les forces politiques qui accusent l’extrême droite lepéniste de se placer « hors de la République » est le CNR (Conseil National de la Résistance) qui a élaboré un programme de République protectrice d’où sont sorties les réformes sociales de la Sécurité sociale. C’est donc une formule purement polémique. Si le problème était juridique, l’État possède tout un arsenal législatif pour interdire des groupes jugés dangereux. Il en est de même aujourd’hui des groupes dits  « salafistes ». Si l’on ne le fait pas, c’est que, dans les conditions présentes, cela n’est pas juridiquement possible. Mais on prépare l’opinion à de nouvelles lois scélérates dont la république a le secret.

Se référer au CNR  est bien une manière de considérer le « pacte social », le « modèle social français ». Mais n’est-ce pas un trublion sympathique comme Stéphane Hessel qui, renvoyé dans les cordes avec mépris par l’officialité politique technocratique en mal de réformes « positives », déclarait naguère : « C’est tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance qui est aujourd’hui remis en cause »[2] ? Et n’est-ce pas le gentiment imprécateur Emmanuel Todd qui défend, sur le plan sociologique, l’idée selon laquelle Charlie fut socialement marqué par l’intersection de deux espaces ? L’espace des couches moyennes supérieures, cadres, professions libérales, enseignants, etc., porteuses des traditions athées et républicaines de ce qu’il appelle « la France centrale », en gros la Région parisienne et la Provence, et celui des régions où le catholicisme s’est effondré dans les années 1960, régions de valeurs de hiérarchie, d’autorité, d’inégalité, notamment l’Ouest, qu’il qualifie de « néorépublicaines » ? Pour lui, ces régions « représentent une république qui n’est plus la vieille république ; pour ce qui concerne les forces socio-anthropologiques qui la soutiennent, elle descend beaucoup plus clairement des régions antidreyfusardes, c’est-à-dire antisémites, et des régions qui ont qui ont soutenu Vichy »[3]. Voilà qui confirme les accents vichystes du « socialisme » de Ségolène Royal dès sa précampagne présidentielle de 2007[4]. Le couple Hollande-Royal semble bien en phase avec cette tendance profonde, qui est une variante du vichysme plus affirmé de la droite sarkozienne. De leur côté, les « Républicains » autoproclamés tirent à boulets rouges, comme Laurent Wauquiez, sur une gauche épouvantail qui serait affreusement égalitariste, communautariste, et ils revendiquent par contraste le retour aux « valeurs de la République » qui seraient la « méritocratie », la « défense des classes moyennes », le « respect de l’autorité », ainsi que la « valeur travail » tandis qu’ils voient dans la solidarité du CNR un intolérable « assistanat ». Comment ne pas trouver là pas non seulement des thèmes coutumiers de la droite classique, mais plus encore que dans le parti socialiste, une familiarité vichyste accusée ?[5] Déjà, la formule intenable des « valeurs de la République » vine d’être écornée par les primaires de la droite en nombre 2016 : on parle des « valeurs républicaines de la droite ». Il y a donc à côté des « valeurs républicaines de la gauche »[6], du centre, de l’extrême gauche, bref tout peut être mis dans ces « valeurs républicaines ».

N’en déplaise à Régis Debray, ce ne sont pas seulement les « valeurs de la République », qui sont une vraie bouillie. C’est la République elle-même qu’il contribue à sacraliser. Car la République est un de ces mots fourre-tout où tout peut faire entrer tout ce que l’on veut, une auberge espagnole où chacun peut apporter son manger politique et idéologique, peut se parer de valeurs sympathiques pour faire passer une marchandise de politique avariée, exactement contraire aux valeurs affichées. C’est donc une mesure d’hygiène philosophique politique que de bannir ce genre de mots et expressions du discours et de nourrir la plus grande méfiance à l’égard de ceux qui les utilisent. Ceci est une invite à appeler, en toutes circonstances, un chat un chat.

[1] Depuis que ce titre a été programmé, c’est-à-dire la fin janvier 2015, j’ai eu l’occasion d’entendre le débat en direct organisé le 22/01/2015 entre Jocelyne Dakhlia, Régis Debray, Edgar Morin, Benjamin Stora, Edwy Plenel et Frédéric Bonnaud sur le thème « La République, l’islam et la laïcité », accessible sur divers sites. Si Régis Debray parle de la manifestation du 11 janvier comme d’une « fête de la fédération, deuxième version après celle de 1790 », qui a réveillé qu’il nomme un « sacré républicain », ce qui est pour lui « un bonheur », il balaie d’un revers de manche les « valeurs de la République ». « C’est, dit-il, un mantra, on ne sait pas quelles elles sont, ni comment elles s’articulent, tout cela nage dans une nébulosité de bons sentiments », et il insiste : « une bouillie », un « bouillon de poulet, c’est un peu léger ».

[2] Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Paris : Indigène, 201, 11.

[3] Emmanuel Todd, dans l’« Invité » de Patrick Cohen sur France Inter le 04/05/2015. Mais tout cela est développé, il va de soi dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris : Seuil, 2015.

[4] On note dans Eva Johan, « Ségolène Royal propose un “bon deal” », L’Express du 18/05/2006, « Elle concède en riant que son programme pourrait finalement se résumer au triptyque “travail, famille, patrie” ». En revanche, elle ne rit plus quand on lui demande si son concept d’“ordre juste” n’est pas une idée de droite ou sarkoziste : “absolument pas. […] La droite, c’est l’autoritarisme, l’injustice et le désordre qui en résulte” ».

[5] Voir la motion La Droite sociale au Congrès UMP de 2012 sur la toile.

[6] Une petite enquête personnelle faite auprès de destinataires de ces Remarque d’après-Charlie, appartenant pourtant à la seule aile « de gauche » de la revendication républicaine le confirme pleinement.

 

  1. Mercredi 30 novembre 2016

« Drôle de république, qui se veut régalienne… »

Jamais la polémique sur le rôle de l’État ne s’était exprimée avec autant de force avec un langage aussi désuet.

Hier Émile Ollivier ironisait sur les premières velléités de l’État de mettre en place un système de solidarité nationale sous son égide en esquissant la notion d’État-providence qui prit en France la forme des lois sur la Sécurité sociale en 1945. Il est à la mode aujourd’hui de mener campagne contre le système de protection sociale en vigueur, déjà fortement amoindri ces dernières années par les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, sous le drapeau de la défense de l’État régalien. Sous cet assaut libéral, le langage des « fonctions » et des « missions régaliennes de l’État » s’est répandu dans la koiné politique de notre époque, y compris au Parti socialiste et même Parti de gauche, parmi lesquels il y a quand même des gens qui savent parler français.

Or régalien n’est-il pas l’adjectif qui dérive du substantif roi, comme doublet savant de royal ? La première édition du Dictionnaire de l’Académie française ne disait-elle pas en 1694 que le mot « n’a guère d’usage qu’en cette phrase : Droits régaliens, qui signifie Les droits attachez à la souveraineté » ? L’expression date du temps où, ordonnant en 1539 avec l’édit de Villers-Cotterêts, que les règles du Royaume fussent édictées en bonne langue françoise, le roi François, Premier du nom, exprimait cette notion en allant piocher dans le latin l’expression jura regalia. Cette dernière passait elle-même allègrement sur un millénaire d’Empire et de République pour revenir à une formulation héritée de la Royauté, morte avec Tarquin le Superbe en 509 sous les coups de Lucius Junius Brutus. Comme on le voit, François 1er était déjà résolument moderne dans l’expression ! Mais c’était le Roi et ses pouvoirs étaient régaliens.

Depuis cinq ans ont passé, trois révolutions françaises ont vécu ainsi que cinq républiques tandis qu’une sixième est en fin de course. Toutes ont prétendu donner la souveraineté au peuple, mais voici que les fonctions d’autorité de l’État : armée, police, justice s’expriment dans le langage antédiluvien de la monarchie. C’est vrai, nos juristes sont résolument modernes ! Mais comment ne pas comprendre que la formule de l’État régalien n’est pas seulement la formule de la lutte contre l’État protecteur, elle est aussi, en filigrane, celle prétendus droits de l’État contre le peuple.

 

  1. Mardi 29 novembre 2016

« terrorisme islamique »

C’est avec un peu de retard que je réagis à cette expression qui court dans les médias depuis deux bons mois maintenant. Mais voici un première réaction qui sera portée au Lexique de l’islamo-paranoïa.

L’adjectif islamiste, qui correspondant au substantif islamisme, est désormais supplanté par l’adjectif islamique, qui correspond au substantif islam, dans l’expression terrorisme islamique, titre de l’ouvrage de François Fillon en pleine campagne électorale[1]. Par cet ouvrage prétendument calme et serein, le vainqueur des Primaires de la Droite se dissocie de la surenchère laïciste de Nicolas Sarkozy ou de la famille Le Pen qu’il juge dommageable au Christianisme lui-même, mais c’est pour se placer dans le sillage de Alexandre del Valle, qui tire depuis près deux décennies à présent de la théorie du « choc des civilisations » de Huntington dans un sens islamophobe et ouvertement ethniciste et raciste[2].  L’Islam que François Fillon qualifie de « politique »  ou de « radical », sans nuance entre les groupes loyalistes et les groupes subversifs, que se soient chez les salafistes (fussent-ils « quiétistes ») et les prétendus « Frères musulmans », de nourrissent selon lui d’une idéologie totalitaire qu’il compare explicitement au nazisme et qu’il dénonce comme parti à la conquête du monde. Si encore il parlait de Daech, « qui nous a déclaré la guerre », encore pourrait-on discuter sur le parallèle. Mais pour le reste, on  voit mal, langage retenu mis à part, en quoi la confusion entretenue entre tous ces groupes qui se réclament de l’Islam distingue son attitude de celle des groupes identitaire et suprématistes tonitruants comme Riposte laïque qu’il prétend ne pas connaître.

[1] FILLON, François, Vaincre le terrorisme islamique, Paris ; Albin Michel, septembre 2016.

[2] DEL VALLE, Le Totalitarisme islamiste à l’assaut des démocraties, Paris : Éd. des Syrtes, 2002.

 

« Voilà qu’ils s’islamisent… »

Il est courant de parer du nom de l’Autre ses propres turpitudes. Nouvel exemple donné par Joseph Macé-Scarron qui, lors du débat sur les résultats de la Primaire de la Droite, ne dit pas, ainsi qu’il le juge : « les Catholiques se communautarisent ». Il préfère affirmer : « ils s’islamisent ». Raisonnement caché : l’Islam (en général) ne distingue pas religion et société, préjugé tellement bien ancré qu’il n’est même pas besoin de le rappeler ; donc  les Musulmans sont forcément communautaristes[1]. CQFD !

[1] Propos tenus dans l’émission de débat sue les résultats de la Primaire de la Droite, animée par Laurent Delahousse sur France 2 le 27/11/2016.