L’Islam défantasmé

Création le 28/10/2015
Mise à jour le 19/11/2021

AU SOMMAIRE DE CE DOSSIER

* « Lettre à un ami journaliste à propos du jihad » (Lettre collective, le 20 janvier 2016 sur Club Mediapart) (PDF=).

« Notice à propos du prénom Jihad » (à la demande du CCIF, le 20 mai 2019 (PDF).

* Quelques mots de présentation

Quelques mots de présentation

Cela fait maintenant trois décennies que, bon an mal an, l’Islam, en général pris comme épouvantail, résumé de tous les fantasmes s’est mis, dans une culture de la peur bien orchestrée car terriblement rentable, à occuper le devant de la scène médiatique. Un Islam qui amalgame religion, civilisation et sociétés qui s’en réclament, comme un bloc homogène, inaltérable et invariant dans l’espace et le temps.

Comme s’il était né d’un coup dans sa forme achevée et avait, tel un énorme météorite, traversé ne varietur l’espace historique sans échange avec lui, sans influence extérieure et sans altération de ses formes. Comme si, dès son irruption monstrueuse et au fur et à mesure de son extension, il avait en coulé dans les veines de toutes les tissus des sociétés, du sud des Philippines à l’île philippine de de Mindanao à celle de Goré au Sénégal, et du nord du Mozambique au Kazakhstan, ne laissant subsisté tous les usages locaux et surdéterminant toutes les conduites humaines pour faire du fellah du Rif ou du Yémen comme de l’érudit sortie de la Zitouna ou d’al-Ahzar des sortes de clones, privés de tout libre arbitre et de toute pensée personnelle.

Ce n’est pas l’objet de ce Dossier de réfuter cette vision caricaturale qui ne tient pas un moment devant l’étude historique, sociologique et anthropologique. Non pas que cela soit inutile, mais parce cela sera fait dans un autre temps et dans un autre cadre.

Le présent Dossier se limite à considérer l’Islam en tant comme religion. Il y a déjà beaucoup à faire pour combattre quelques idées fausses qui enveniment les rapports entre les peuples et entre les adeptes de religions et de croyances différentes. Dans la grande tradition donnée d’abord à l’Europe par le Christianisme, la religion musulmane est d’entrée apparue, avec Jean Damascène, comme une hérésie chrétienne dénoncée comme violente par nature. Les Croisades n’ont rien fait réduire ces vieilles lunes, ni les progrès de l’Empire ottoman en Europe et sur les rives orientale et méridionale de la Méditerranée. Un changement de regard, plus positif mais non dénué de préjugés, fut introduit au temps des Lumières, quand un courant de pensée a voulu voir l’Islam comme une religion philosophique et tolérante. Mais l’ère des empires coloniaux des XIXe-XXe siècles a réintroduit et exacerbé les poncifs chrétiens plus que millénaires. Elle a aussi, dans les couches anticléricales, voire antireligieuses de la société encore en lutte brûlante contre l’Église, transformé ces idées reçues pour ravaler l’Islam à un obscurantisme médiéval et féodal dangereux pour la civilisation moderne. Dès lors, ces deux courants adverses ont convergé pour lire, hormis de rares et brillantes exceptions, dans la résistance des peuples où la foi musulmane est généralisée, un effet du fanatisme et de l’intolérance supposée de cette religion.

La décolonisation a apporté un air rafraîchissant, dissipant en partie ces idées nauséabondes. Mais, à l’aune de l’histoire, cela n’aura constitué qu’un bref intermède. Il a cependant permis à des hommes et des femmes des peuples et des religions que l’histoire venait d’opposer, de se connaître mieux, de se reconnaître comme humains respectables ayant des idées respectables, et de s’apprécier. Il y a là probablement un gage pour le futur qui les tiendra unis quand le ciel s’assombrit à nouveau.

Les nuées délétères ont déjà commencé à vicier à nouveau l’air que nous respirons. Un air empuanti dans les pays des continents européen (la grande Europe des géographes qui va jusqu’à l’Oural) et nord-américain où les couches populaires sont laminées par des ravages de la mondialisation libérale à laquelle les livrent désarmés et sans protection leur dirigeants politiques et leurs élites médiatiques et intellectuelles. Une mondialisation accélérée qui en ouvrant comme jamais les portes de toutes les sociétés aux dévastations d’une néoculture télévisuelle et publicitaire niveleuse, s’accompagne de nouvelles pulsions impérialistes des sociétés qui en sont l’épicentre. Le fait que les peuples qui souffrent de cette nouvelle vague de domination et d’oppression, liée à la précédente vague, celle des empires coloniaux, par la colonisation continue de la Palestine, soient pour beaucoup des pays où l’Islam est fortement implanté quand il n’est pas la religion prédominante, a ravivé tels quels les préjugés d’un autre âge qui rendent leur colère incompréhensible, et ces préjugés sont encore aggravés par la peur de l’« immigration » qui divise les classes populaires et les anesthésie. Notons que ce terme l’« immigration » cache, dans la conscience pervertie par l’hypertrophie des inquiétudes identitaires, les populations venues des anciennes colonies et plus particulièrement les « Musulmans », lesquels retrouvent ainsi la place à laquelle ils furent hier, au « temps béni des colonies », parqués, pour ce qui concerne notre pays, comme sujets et non comme citoyens français.

Les angoisses antiques sont ainsi revisités et aggravés, hantées par le spectre du « grand remplacement » et la crainte de la « soumission » à des populations supposées animées d’une soif de revanche historique. Les peurs qui surgissent des tréfonds de la psyché collective se focalisent aujourd’hui dans la figure opportune du loup-garou « salafiste-jihadiste », coupeur de têtes et esclavagiste sexuel, qui n’a rien à envier au bolchevik au couteau entre les dents partisan de la communauté des femmes. Rien de tel pour pousser pêle-mêle dans le troupeau grégaire des terrifiés, les héritiers des peurs chrétiennes et des détestations antireligieuses dans un front laïciste exacerbé, où se meut avec délice ‒ et que capitalise avec satisfaction ‒ cette frange de la société qui réclama avant hier en Algérie « le refoulement ou l’extermination des indigènes » et qui fila hier avec Vichy puis avec l’OAS des amours non encore éteintes.

Il est temps de déciller les yeux, de déchirer le chiffon rouge – il est vert en l’occurrence ‒ que les tendances les plus malsaines de la société ont posé devant nous pour des projets pas si obscurs dont nous savons hélas par expérience historique où ils nous mènent. Prenant naguère tremplin sur l’antijudaïsme chrétien, la phobie pathologique des Juifs racialisés pris comme bouc émissaires d’une crise d’identité européenne, a mené, sous le nom d’antisémitisme, à un désastre dont nous payons encore les conséquences. Où mènera l’islamophobie d’aujourd’hui, qui revivifie l’ethnicisation des Musulmans, comme aux temps de l’Empire colonial ‒ on hésite à dire racialisation, mais le résultat social est le même ‒, difficile de le dire. L’Histoire n’est pas écrite d’avance. Mais il est temps de se réveiller de ce cauchemar dont la description, faite à grands traits volontairement accusés, se veut une fonction auto-déréalisatrice.

Genèse d’un dossier

L’idée d’un travail sur Les mots de l’Islam est née dans le cadre de la SELEFA (voir www.selefa.asso.fr) et y a lentement pris corps. Les prodromes immédiats de cet intérêt sont à rechercher dans l’étude du terme arabe kafīr dont la traduction par « infidèle » montrait les limites en exprimant une projection de l’utilisation d’un terme né dans la religion chrétienne pour parler des adeptes d’autres qui n’est pas symétrique avec la manière dont les Musulmans s’y prennent, eux qui distinguent les Gens du Livre des adeptes des autres religions.

Il est alors apparu que la traduction de quelques mots emblématiques de la religion musulmane ‒ ceci pour commencer, c’est-à-dire avant de toucher à d’autres termes, ceux concernant la civilisation et la société ‒, méritaient que l’on s’y intéressât de près. J’eus le plaisir de démarrer ce cycle d’étude sur L’usage du lexique religieux de l’Islam dans le français d’aujourd’hui lors de la séance du 9 janvier 2008 ‒ il y a donc un bail ‒ sur le thème « L’arabe SLM et le latin salus/salvus », travail qui fut suivi en 2009 d’un TP à la Faculté de Lettres d’Alger dans le cadre d’un séminaire sur La traduction problématique de quelques mots arabes en français groupé, confié à la SELEFA. Le résultat de ce travail ne fut publié que bien plus tard, en juin 2013, sous le titre « À propos du terme إسالم islām, recherche sur les sens liés à la racine Š/SLM dans les langues sémitiques », dans la LETTRE DE SELEFA n° 2 (accès à l’adresse suivante : http://www.selefa.asso.fr/AcLettre_02.htm). D’autres travaux ont suivi, menés par des amis, notamment sur les mots Allahchahidcharia, travaux parus dans le Bulletin de la SELEFA du n° 11 (1er semestre 2008) au n° 16 (2ème semestre 2010). J’ai ensuite participé au travail sur le mot jihad, de brûlante actualité, ce qui vient de donner lieu à la publication d’un article intitulé « Le terme جهاد ğihād : de l’identification à un essai de traduction » dans la LETTRE DE SELEFA n° 4 (JUIN 2015) (voir http://www.selefa.asso.fr/AcLettre_04.htm). Ont ainsi été rassemblés les matériaux qui permettront à la SELEFA d’éditer, dès que les conditions le permettront, un livre sur ces mots phares de la religion musulmane vus sur le plan linguistique.

D’un autre côté, Alain Ruscio avait lancé, déjà depuis près d’un an, le beau projet d’un Dictionnaire de la colonisation française (titre provisoire) aux Éditions des Indes savantes, prévu en 4 volumes sur la période probable 2015-2017. Il était naturel que je fusse engagé dans ce projet pour des mots du langage colonial, domaine pour lequel Alain Ruscio était intervenu dans des séances de SELEFA et pour lequel j’ai longuement travaillé depuis 2000 pour la partie arabe. Mais j’ai pris également en charge des articles sur l’Islam comme « charia » et « jihad » et « islam et science», sujet qui concerne la polémique entre Ernest Renan et Jamal al-Din al-Afghani en 1883. Or, à la lecture de l’article sur la traduction du mot islām qu’il m’avait semblé à propos de diffuser sur la toile ce printemps, Alain Ruscio m’invita à en donner une adaptation pour son Dictionnaire, ce que j’aurais eu mauvaise grâce à ne pas accepter. Puis, me voyant pris au jeu, il me commanda un article sur le Coran, ce qui m’a enchanté car j’avais depuis longtemps l’idée d’écrire quelque chose sur la manière de lire ce texte quand on est plutôt familier de l’Ancien et du Nouveau Testament.

En considérant ces écrits, il est apparu qu’ils constituent un ensemble suffisamment cohérent pour être livrés dans un Dossier qui aide à dissiper quelques préjugés communs qui enveniment les rapports entre peuples des deux rives de la Méditerranée et entre les adeptes des religions, des philosophies et plus généralement des croyances qui se côtoient dans cet espace de vieilles civilisations aux interactions et aux influences réciproques multiples.

Nota bene : Les articles rassemblés dans ce Dossier ont été écrits de façon d’autant plus détendue que je ne suis ni d’obédience chrétienne ni musulmane. N’étant pas sujet aux interrogations de l’agnosticisme, je ne me définis pas non plus comme athée du fait de la configuration essentiellement réactive et négative de ce terme. Mais est-t-il vraiment nécessaire de se mettre dans une case ? Il n’est pas besoin d’adhérer à une école de pensée, religieuse ou philosophique, fût-elle celle de la Libre pensée, pour se forger une conception de l’Homme et de son rapport à l’Univers et aux générations passées et futures, pour se construire une morale personnelle et réfléchir à une éthique de la convivance humaine. Et rien n’empêche de chercher dans l’éventail des pensées religieuses et philosophiques et des croyances humaines, le champ de notre expérience d’Homme dans l’universalité de ses questionnements et la riche variété de ses réponses.