Remarques d’Après-Charlie (1)

Dernière mise à jour le 28/09/2015

Retour sur Charlie : Premières remarques

(texte rédigé le 14/04/2015)

Quatre mois ont passé depuis les tueries des 7 et 9 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo et dans la supérette cacher de la Porte de Vincennes. L’indignation suscitée par ces actes odieux était à la hauteur de leur ignominie : rarement foules aussi gigantesques avaient battu le pavé des rues de notre pays. Le pic de l’émotion passé, il est désormais temps de considérer cette tragédie avec le recul nécessaire.

Je comprends parfaitement que l’on ait éprouvé sur le coup le besoin d’exprimer sa révolte en s’écriant par solidarité avec les victimes « Je suis Charlie » ou « Je suis Juif ». Il n’était pas besoin de cela ou d’être du nombre de ceux qui marché le 11 janvier pour avoir été saisi d’effroi pour le meurtre de gens font partie de notre vie depuis bien quatre décennies. C’est le cas de Cabu dont la satire antimilitariste, anticléricale et antibeaufs restait bon-enfant. C’est aussi celui de Volinski, même si le registre sexo-scatologique dans lequel s’exprimait sa révolte contre les injustices et le conformisme étaient souvent lassant. Mais après tout, n’avons-nous pas eu pendant la Révolution les sorties du Père Duchesne d’Hebert qui, à l’adresse des jean-foutre de l’aristocratie et de la calotte, éructait des foutre ! à chaque phrase ? Pas besoin d’arpenter les avenues, de la République à la Nation, pour avoir été frappé de douleur pour la mort de Bernard Maris. Ses attaques contre la nouvelle religion, prompte à réprimer pour toute pensée alternative ou simplement un tantinet discordante, la religion l’économie, sans être vraiment subversives, avaient, au fil des émissions radiophoniques et des articles, quelque chose de rafraichissant. Je ne parle pas des autres caricaturistes de Charlie Hebdo, que, n’étant pas un lecteur régulier de ce journal, je connais moins. Pas besoin non plus de défiler pour avoir été choqué par l’assassinat des autres personnes présentes dans le locaux du journal ou les malheureux clients d’un magasin cacher, victimes d’une idéologie poussant l’essentialisme et l’intolérance jusqu’au crime. Oui, dans ce cas, toute personne sensible peut se dire Charlie ou Juif.

L’exquise ambiguïté de « Je suis Charlie »

Souvenons-nous d’autres massacres. Je ne parle pas de massacres perpétrés loin de chez nous, Gaza par exemple, ou lors du blocus de l’Iraq ou se son invasion, ou du génocide commis au Rwanda. C’étaient des massacres chez les Autres. NOUS, c’est-à-dire notre société n’était pas touchée dans sa chair. Mais le massacre d’Oslo, le 21 juillet 2011 par ce fou furieux d’Anders Behring Breivik, qui tuait à la bombe 8 personnes dans les rues d’Oslo et au fusil mitrailleur 79 autres, des adolescents pour la plupart, dans le camp de jeunesse du parti travailliste norvégien de l’île d’Utøya ? Il était bien dirigé contre notre société, contre nous. N’était-il pas protestation, selon les propres termes de son auteur,  contre le « marxisme culturel » qui, par le « multiculturalisme » et la « diversité », auraient « détruit toute défense de la société européenne » et « jeté les bases de l’islamisation de l’Europe » ?[1]

Parlons franc. C’est probablement parce que cette abominable boucherie commise par un extrémiste européen qui se dit « nationaliste », « chrétien », « sioniste »[2] et « islamophobe », n’était pas chargée de cette exquise ambiguïté des tueries ‒ non moins abominables, même si elles furent moins massacrantes ‒, perpétrées par de jeunes parisiens cinglés, mais qui tuent cette fois au nom de l’Islam, qu’elle n’a pas donné lieu à le même explosion d’indignation. Il est difficile en effet de faire corps contre quelque chose qui nous paraît sortir, comme le massacre d’Oslo, de nos entailles. Car cela parle de l’énorme responsabilité de nos sociétés, si difficile à admettre et analyser qu’elle se double d’une monstrueuse culpabilité paralysant les réactions.

Mais dans les massacres de Paris, ce n’est pas dénaturer la colère sincère de nombre des participants de la manifestation du 11 janvier que de dire qu’ils furent submergés par une indignation institutionnelle intéressée et manipulatrice. Il y a cette fois aucun soupçon de responsabilité, aucune trace de culpabilité dans la réponse à une attaque qui a toutes les apparences du crime motivé une religion Autre, par des raisons qui viennent d’un Autre monde dans l’espace-temps. Les apparences sont en effet celles d’une religion sortie du fond des âges avec son crime pour blasphème, contre lequel les Lumières firent vigoureuse campagne, mais dont il faut noter qu’il existe toujours, du moins en théorie, dans le Code pénal valable en Alsace-Loraine[3]. Une religion qui s’en prend aux Juifs par ce que Juifs, par haine antireligieuse et qui fait craindre un retour au Moyen-Âge obscurantiste dont nous auraient délivré la Révolution et la Laïcité. Une religion qui s’en prend à la sacro-sainte Liberté d’expression, qui est le symbole même de Notre République. C’est cette entrée en résonnance de tous ces éléments symboliques riches qui a démultiplié, hypertrophié l’effet des tueries de janvier 2015 pour en faire une événement tout à fait exceptionnel. C’est là que réside le prétendu « Esprit du 11 janvier ».

La grand-messe des contraires

On a voulu comparer l’importance des foules qui ont défilé dans les rues de la capitale à celles qui se mobilisèrent lors des funérailles de Victor Hugo ou de la Libération de Paris. Pourtant, rien, dans les défilés du 11 janvier, ne fut comparable à ces manifestations historiques qui avaient, elles, un sens plus simple, non équivoque. Le caractère impressionnant du cortège qui accompagna, le 1er juin 1885, la dépouille mortelle du grand poète, mêlait en un fleuve immense plusieurs rivières d’émotion. Il y avait bien sûr l’hommage à l’écrivain des Misérables, mais aussi celui des ouvriers rendu à celui qui avait lutté pour l’amnistie des communards, toute récente. Il y avait certes aussi les républicains qui faisaient révérence à son opposition opiniâtre à Badinguet, Napoléon le Petit, mais aussi, parmi eux, ceux qui avaient à se laver des crimes versaillais dans une communion républicaine. Il n’est pas besoin de s’attarder sur les raisons qui poussaient les foules à descendre les Champs Élysées le 26 août 1944, même si elles furent gonflées de multitudes venues s’y fondre pour s’y purifier des miasmes d’un pétainisme qu’elles avaient suivi, qui leur collaient encore à la peau, et retrouver, par cette immersion dans les eaux populaires, un nouveau baptême.

En creux, donc les apparences d’une riposte à la Liberté d’expression bafouée. Et quel meilleur symbole pour cela que celui du martyre de journalistes assassinés ? En transformant ces tueries en un sacrifice aux encens christiques, la République se trempe dans sa tradition culturelle chrétienne qui ne peut que faire vibrer d’harmonie tout le corps social, des nostalgiques de Clovis et de Louis IX, le saint croisé, tout en vénérant les grands combattants de la liberté de la presse, ceux de 1789, de 1830 et de 1848. En creux encore et dans le même mouvement, les apparences à une Laïcité piétinée : et quel meilleur symbole que celui de concitoyens juifs assassinés ? La société se lave ainsi de la tolérance qu’elle accorda naguère à l’État de Pétain dans la persécution de nos concitoyens juifs, en transfigurant leur assassinat en crime venu d’ailleurs. Peuvent alors se mêler, dans une immense communion, à nos concitoyens sincèrement attristés et consternés par l’assassinat d’amis juifs, des cohortes de gens animés de sentiment plus troubles. Les nostalgiques d’un pétainisme qui, loin de se cantonner à l’extrême droite, s’est largement diffusé dans le corps social et tout l’éventail politique. Et les nostalgiques de l’Empire colonial qui voient dans ces actes le résultat du fanatisme et de l’obscurantisme religieux inchangés qu’ils avaient prêté hier aux peuples qui résistaient à la conquête de l’Algérie, puis de la Tunisie et du Maroc, enfin du Levant et de l’Afrique sahélienne, puis qui luttèrent pour l’indépendance de leur pays. S’en tenir à ces apparences, voilà qui permet la confusion d’une réaction. Une réaction qui s’avère bien moindre lorsqu’on applique la laïcité de façon partiale, lorsque l’on s’en prend non aux Juifs, mais aux Musulmans, lorsque c’est l’État lui-même qui mutile la liberté d’expression[4].

Pas la peine de s’appesantir sur la présence d’un Viktor Orbán, condamné par les institutions européennes pour ses atteintes répétées aux libertés et ses pratiques discriminatoires. Inutile d’insister sur celle de tous les autres chantres de la liberté de la presse – pardonnez l’ironie ‒, comme le turc Davitoglu, le gabonais Ali Omar Bongo ou le saoudien Nizar al-Madani. Tout aussi superflu de souligner celle d’un Netanyahu, parvenu à s’imposer en position centrale dans le front des officiels. Ce dernier n’est-il pas le représentant d’un État dont les services inaugurèrent, selon l’opinion commune, avec le meurtre du Palestinien Naji al-Ali en 1987, la sinistre manie de l’assassinat de caricaturistes ? N’est-il pas directement responsable du meurtre des milliers de femmes et d’enfants palestiniens commis de sang-froid sous le seul prétexte que, dans la prison à ciel ouvert où son gouvernement les enferme, des gens osent se révolter contre l’injustice radicale qu’ils subissent ? Quant à son ministre des Affaires étrangères, Avigdor Libermann, colon fraîchement arrivé en Israël de Moldavie et lui aussi présent dans le défilé, son programme ne s’apparente-t-il pas à celui d’un véritable nettoyage ethnique de la Palestine ?

Mais le pire est encore l’hypocrisie de ceux qui, pour figurer sur la photo, ont admis ces bourreaux dans la manifestation et se portent ainsi caution de leurs crimes, quand ils ne s’engagent pas dans les mêmes ornières. Nous avons atteint ce 11 janvier 2015 un point extrême de la confusion. Je ne sache pas que qu’on ait vu le général Galliffet, le « massacreur de la Commune »,  aux funérailles de Victor Hugo, pas davantage que des responsables de Vichy descendre les Champs Elysées avec la foule parisienne, sous prétexte qu’ils n’avaient suivi Pétain que pour libérer leur pays ! La présence scandaleuse de ces personnalités connues pour marcher sous des bannières exactement contraires à celle que brandissait officiellement la manifestation, la République symbolisées par les sacro-saintes Liberté de la presse et Laïcité, n’est pas le mal diplomatiquement nécessaire qu’il fallait supporter pour permettre une belle manifestation de générosité humaine sans altérer une saine et virginale protestation de vertu républicaine. Elle est bien le résultat de la confusion des principes, de la réduction de la riposte à celle des apparences d’une révolte sociale qui dispense d’en affronter les causes.

Déchirer le voile des apparences

On en conviendra. En comparaison des grand-messes volontiers citées comme précédents et mentionnées plus haut, celle du 11 janvier charriait des motivations bien floues, voire inavouables. Cette grand-messe-là fut bien une de ces auberges espagnoles idéologiques fallacieuses où, à côté de la multitude des gens animés de bonnes intentions, chacun pouvait venir se parer de l’émotion du moment, mais sans abandonner ses idées, ses politiques et ses pratiques, quelques louables ou condamnables qu’elles fussent. Ces bains collectifs où peuvent s’immerger tous les faux-culs de l’ordre établi pour se laver de leurs quotidiennes et chroniques turpitudes et en ressortir encore plus déterminés à piétiner les besoins des peuples, ne sont pas assurément pas de ceux où l’on peut s’immerger d’enthousiasme. Aussi beaucoup de gens en colère contre les crimes des 7 et 9 janvier ne s’y sont-ils pas joints et se sont attristés de ne point manifester une colère à la hauteur de cette manifestation.

Nombreux sont en revanche parmi eux ceux qui, article après article, réunion après réunion, ont essayé de déchirer le voile mensonger des apparences, de comprendre ce que ces événements dramatiques disent réellement, pour en tirer une ligne d’action utile. Les présentes REMARQUES se veulent une contribution à cette nécessaire recherche.

Elles ont étés écrites et regroupées séparément pour les besoins de l’analyse. Elles sont pour l’instant réparties en cinq groupes. Chacun d’eux peut être lu séparément, comme un sujet à part. Il n’existe entre eux aucun ordre logique et, dans leur présentation, l’intention d’une quelconque hiérarchie. Chacun d’eux renvoie à l’autre dans un réseau où tous les fils ont leur importance. La présentation actuelle n’est pas définitive. Il en est ainsi seulement pour commencer un travail. Il faudra peut-être, à la longue, ôter de parties des groupes existants pour les mettre en valeur et les approfondir en donnant jour à des groupes nouveaux.

La trame qui en résulte se veut tentative d’esquisser une critique de la réalité présente et un questionnement sur notre avenir. Chacun d’eux ne se comprend qu’en ayant donc à l’esprit les autres. Disons que l’ensemble se lit en étoile, pour l’instant une étoile à cinq branches. En voici le schéma :

Retour sur Charlie : Remarques ultérieures (2)

(texte rédigé le 14/04/2015) (cliquez ici)

à commencer par La question des réfugiés : un véritable anti-Charlie (texte rédigé le 28/09/2015)

 [1] Voir le Document-texte de revendication d’Anders Behring Breivik, publié par Anne Linn Kumano-Ensby dans « Sendte ut ideologisk bokmanus en time før bomben », NRK News du 23/07/2011, accessible sur la toile.

[2] Voir sur ce point précis Michelle Goldberg, « The Norway Shooter’s Zionist Streak », dans le The Daily Beast du 25/07/2011, lui aussi accessible sur la toile.

[3] Voir Voir Raoul-Marc Jennar, « En République, le blasphème n’existe pas », dans Mediapart du 16/01/2015, article en ligne sur le site de cette publication.

[4] Il en fut ainsi avec la loi Gayssot qui paraît un scandale démocratique outre-Atlantique et qui a réintroduit en politique le blasphème contre certaines idées figées dans le sacré, loi critiquée en son temps mais qui, comme disait Philippe Val du racisme lorsque, jeune encore, il savait encore manier l’ironie, avec son complice Patrick Font, fait désormais, « partie de notre culture ». Signalons seulement à côté de nombreuses réactions venant de tout l’horizon politique au Sénat lors des séances des 19, 29 et 30/06/1990 et à l’Assemblée, lors de la séance du 21/06/1991), cette déclaration de Claude Liauzu : « Il est dangereux d’empêcher la liberté de la recherche et il est préférable d’affronter les négationnistes dans un combat d’idées », chat Nouvel Obs du 22/09/2005, déclaration reprise dans une pétition contre la Loi passé dans Libération du 13/12/2005.

[5] Signalons seulement à côté de nombreuses réactions venant de tout l’horizon politique au Sénat lors des séances des 19, 29 et 30/06/1990 et à l’Assemblée, lors de la séance du 21/06/1991), cette déclaration de Claude Liauzu : « Il est dangereux d’empêcher la liberté de la recherche et il est préférable d’affronter les négationnistes dans un combat d’idées », chat Nouvel Obs du 22/09/2005, déclaration reprise dans une pétition contre la Loi passé dans Libération du 13/12/2005.