Le « Nouvel impérialisme libéral »

(À propos de Robert Cooper)

Extrait de mon livre La Ronde des libérateurs de Bonaparte à Hollande,
Paris : AlfAbarre, 2013.

Si la forme de « l’impérialisme colonial » a aujourd’hui en grande partie brûlé ses cartouches, le phénomène de domination et de dépendance se perpétue dans les zones où il a épuisé sa course, mais il y prend des allures nouvelles.

[Une des théorisations les plus révélatrices de l’impérialisme moderne est due à Robert Cooper, en son temps conseiller de Tony Blair, et nommé en 2010 conseiller du SEAE (Service Européen pour l’Action Extérieure)]

 Au temps où « ordre signifiait empire », pose en postulat notre théoricien pétri d’humanités latines, « ceux qui étaient dans l’empire avaient ordre, culture et civilisation, et au-dehors n’étaient que barbares, chaos et désordre ». C’est « pourquoi nous avons besoin d’empires »[1].[…] L’éblouissant stratégiste répartit les États en trois classes. La première est constituée par les « États “modernes” traditionnels » ‒ une prouesse sémantique ! ‒ comme l’Inde, le Pakistan ou la Chine « dont la conduite comme États utilise, selon leurs intérêts, pouvoir et raison d’État ». […] Une telle définition a pour effet d’ériger discrètement en axiome que la seconde classe, celle des « États postmodernes », ceux qui furent hier des puissances coloniales, parviennent, comme chacun sait, à courber « pouvoir » et « raison d’État » aux exigences supérieures de la morale politique et des valeurs des « nations civilisées » […]. Quant à la troisième classe, elle réunit les « États prémodernes » : on ne sera pas étonné qu’il regroupe des anciennes colonies que la faillite a conduites à un « état hobbesien de guerre de tous contre tous »[2], ceux qui, dans la terminologie moderne, sont qualifiés d’« États-voyous », ou d’« États sans foi ni loi ». […]

Le malheur pour le monde, poursuit Robert Cooper, c’est que les États de cette troisième classe « peuvent être trop faibles même pour assurer leur propre sécurité ; abandonnés à eux-mêmes, ils font peser une menace internationale, mais cela peut fournir à des acteurs non-étatiques une base qui représentent un danger pour le monde postmoderne. Si ces acteurs non-étatiques, notamment des narcotrafiquants, des organisations criminelles ou terroristes prennent ces bases prémodernes pour des attaques à des parties mieux ordonnées du monde, alors les États organisés peuvent éventuellement avoir à répondre »[3]. Robert Cooper désigne nommément l’Afghanistan, mais très tôt l’Irak a été de facto joint à ce groupe par Bush, et plus récemment par les États-Unis et l’Europe, la Libye de Kadhafi et la Syrie de Bachar el-Assad si l’on ajoute à la description ci-dessus les États accusés de « massacrer leur propre peuple ». C’est le grand avantage des notions floues que ce pourvoir les élargir à loisir, selon les besoins des maîtres du moment.

[…] Dès lors une question se pose : « Quelle forme l’intervention doit-elle prendre? ». La réponse, qui utilise le vieux langage impérialiste, est la suivante : « La plus logique pour traiter le chaos, et une des plus employées dans le passé fut la colonisation » […] « Mais la colonisation, poursuit Robert Cooper, est inacceptable pour les États postmodernes (et ainsi que cela est le cas, pour quelques États modernes également) ». Suit un gros soupir : « C’est précisément parce que l’impérialisme est mort que nous voyons l’émergence du monde prémoderne. Empire et impérialisme sont devenus une forme d’injure [abuse] dans le monde postmoderne ». Suit une bouffée de nostalgie : « Aujourd’hui il n’y a pas de pouvoirs coloniaux prêts à accepter le travail, bien que les opportunités, peut-être même le besoin de colonisation soit toujours aussi grand qu’au XIXe siècle [souligné par RL] ». Notre éminent théoricien devrait être rassuré : des hommes comme George W. Bush et Tony Blair avant-hier en Afghanistan et en Irak, comme Nicolas Sarkozy et David Cameron en Libye, et comme François Hollande aujourd’hui en au Mali, ont bien senti « le besoin de colonisation » au sens où il entend ; ils ont parfaitement fait preuve de courage pour « faire le travail », et de la manière qu’il préconise !

En effet : « Ce dont nous avons besoin, c’est une nouvelle sorte d’impérialisme, qui soit acceptable par le monde des droits de l’homme et des valeurs cosmopolites. Nous pouvons déjà en discerner les contours : il s’agit d’un impérialisme qui, comme tout impérialisme, vise à apporter ordre et organisation mais repose désormais sur le principe du volontariat ».

Cela dit, […] « le monde postmoderne doit être prêt à faire usage du deux poids deux mesures. Entre nous, nous agissons sur la base des lois et de la sécurité coopérative. Mais, quand il s’agit des États vieux-style hors du continent européen postmoderne, nous devons en revenir aux méthodes plus brutales de l’ancienne époque, avec usage de la force, attaques préventives, duperie, bref tout ce qui est nécessaire pour affronter ceux qui vivent encore dans le monde du XIXe siècle, celui du chaque État pour soi. Entre nous, nous respectons la loi, mais quand nous opérons dans la jungle, nous devons aussi appliquer les lois de la jungle. La longue période de paix en Europe a créé la dangereuse tentation de négliger nos défenses, tant physiques que psychologiques »[4].

[1] Cooper, Robert, « Why we still need empires », The Observer, 07/04/2002. Traduction RL.

[2] Cooper, Robert, même article.

[3] Les citations qui suivent sont tirées d’un autre article du même auteur, contemporain du premier et parallèle à lui, intitulé « The New Liberal Imperialism », The Guardian du 07/04/2002. Traduction RL.

[4] Ces phrases sans équivoque ont paru dans Cooper, Robert, « Why we still need Empire », The Observer du 07/04/2002. Traduction RL.