Abū Naṣr Al-Fārābī, sa vie et son œuvre
article paru dans AL-FĀRĀBĪ , Les desseins de la métaphysique,
Paris : Gnôsis- Éditions de France – Selefa, 2011, p. 39-42.
par Roland Laffitte
Abū Naṣr Muḥammad b. Muḥammad al-Fārābī est d’ascendance persane pour les uns, turque pour les autres. Il est né en 872 dans une localité du Ḫurasān peut-être nommée Faryab, dont on ne sait la localisation précise, peut-être dans l’Afġānistān d’aujourd’hui, à moins que ce ne soit Farāb, forme arabisée du persan Parāb, cité du Syr Darya moyen, située dans l’Ūzbekistān actuel.
On sait à la vérité très peu de choses sur la vie d’Abū Naṣr. On pense qu’il fit ses études à Baġdād où il apprit l’arabe. Il raconte lui-même avoir étudié la logique avec Yūḥannā b. Ḥaylān, un laïc nestorien qui entra ensuite dans les ordres, et notamment, si l’on respecte la progression même des cours, l’Isagogè ‒ ou Introduction aux Catégories d’Aristote ‒ de Porphyre, puis les Catégories, le De l’Interprétation, et les Analytiques Premiers et Seconds, soit une bonne partie de l’Organon d’Aristote.
Il était à bonne école pour la Logique du fait que, par tradition multiséculaire, les Chrétiens syriaques étaient très au fait de cette discipline. Nous savons aussi qu’il fut en rapport avec Abū Bišr Mattā b. Yūnus, un autre érudit chrétien, qui était en outre fin connaisseur de la Métaphysique d’Aristote transmise par les néoplatoniciens d’Alexandrie[1].
Sa renommée comme philosophe fut des plus grandes, lui qu’Ibn Rušd / Averroès et Rabbi Maymūn b. Mōšē, que nous connaissons sous le nom de Maïmonide, qui s’inspira largement de lui, ont appelé le Second Maître, le Premier étant Aristote. Et il eut des disciples directs, notamment le philosophe chrétien Yaḥyā b. cAdī (décédé en 974). Dans ce domaine, c’est par deux ouvrages fondamentaux, sa Risāla fī [macānī] l-caql ou « Êpitre sur [les significations de] l’intellect »[2], sa Maqālat iḥṣā’ al-culūm, ou « Livre sur la spécificité des sciences »[3], qu’il fut connu du Moyen-Âge latin où ces livres furent l’objet de plusieurs traductions dès la fin du XIIe siècle. Le premier a donné De intellectu, ouvrage dont on ne sait s’il faut l’attribuer à Jean de Séville soit à Domingo Gondisalvo (ou Gonzalo) [Gundisalvus ou Gundissalinus, etc.]. Quant au second, il a donné un Alfarabii philosophi opusculum de scientiis généralement attribué au même auteur, et un Liber Alfarabii de Scientiis dû à Gérard de Crémone, son contemporain et concurrent. On doit également à Domingo Gondisalvo, des Fontes quaestiones, qui ne sont autres que les cUyūn al-masā’il ou « Questions principales », et un Liber excitationis ad viam felicitatis, correspondant au Kitāb al-tanbīh calā sabīl al-sacāda ou « Livre de l’invite à la voie du bonheur », qui pourrait tout aussi bien avoir été traduit par Gérard de Crémone[4].
Outre ses nombreux traités de logique et de linguistique, et si on laisse de côté ses travaux sur la métaphysique qui seront examinés plus loin dans cet opuscule, son œuvre majeure de philosophie politique, le Kitāb fī mabādi’ ārā’ ahl al-madīna al-fāḍila ou « Livre des opinions des membres de la cité vertueuse »[5], n’est parvenue qu’à l’époque contemporaine à la connaissance des Européens[6].
Mais son activité sortait largement du cadre de la philosophie comme c’était le cas tous les grands érudits de son époque qui se faisaient un point d’honneur d’embrasser le savoir universel[7]. Abū Naṣr, lui, a excellé dans bien d’autres domaines, et cela avec des ouvrages de grande importance qui, eux non plus, n’ont été connus en Europe que ces deux derniers siècles seulement. C’est le cas du Kitāb al-mūsīqā l-kabīr ou « Le grand livre de la musique »[8], et de plusieurs écrits dans le domaine des sciences de la nature comme : un commentaire de l’Almageste de Ptolémée, un autre sur la Géométrie d’Euclide, un essai sur la géométrie dans l’espace, d’autres sur le mouvement cosmique, sur la chimie, mais également un traité d’astrologie, etc.[9]
Nous savons qu’il quitte en 942 la capitale abbasside en proie aux désordres politiques pour se rendre à Damas, où termine son livre sur la Cité vertueuse. Il enseigne dans à Damas ainsi qu’à Alep où on le remarque à la cour de Sayf al-Dawla. Puis il semble avoir visité l’Égypte en 848-849 avant de retourner à Damas où il meurt en 951.
NOTES
[1] Deux références biographiques utiles : 1. WALZER, Richard, « AL-FĀRĀBĪ », Encyclopédie de l’Islam, Leyde : E. J. Brill ‒ Paris : Maisonneuve et Larose, t. II (1977), p. 797-800 ; 2. GUTAS, Dimitri, « i. Biography », Encyclopædia Iranica, s.v. « AL-FĀRĀBĪ ».
[2] AL-FĀRĀBĪ, Risāla fī l-caql, éd. par Bouyges, Bayrūt : Impr. catholique, 1938. En français, Épître sur l’intellect, traduction de Dalya Hamza, avec préface de Jean Jolivet et postface de Rémi Brague, Paris : L’Harmattan, 2001.
[3] AL-FĀRĀBĪ, Maqālat iḥṣā’ al-culūm, éd. par cUṯmān Amīn, Al-Qāhira : Maktabat al-Anǧlū al-Miṣriyya, 1968.
[4] Pour les traductions latines d’al-Fārābī, on peut se référer à PUIG, Josep, « La réception de la philosophie arabe à l’Université de Paris au XIIIe siècle », dans BUTTERWORTH, Charles E. & KESSEL, Blake Andrée (éd), The Introduction of Arabic Philosophy into Europe, Leiden ‒ New York ‒ Köln : E. J. Brill, 1994, p. 31-39.
[5] AL-FĀRĀBĪ, Kitāb fī mabādi’ ārā’ ahl al-madīna al-fāḍila, éd. par Richard Walzer, Oxford : Clarendon Press, 1985.
[6] AL-FĀRĀBĪ, Idées des habitants de la cité vertueuse, traduction et notes de Youssef Karam, J. Chlala et A. Jaussen, Le Caire : Institut français d’archéologie orientale, 1949. Signalons MAHDI, Mohsin, La cité vertueuse d’Alfarabi ‒ La fondation de la philosophie politique en Islam, Paris : Albin Michel, 2000.
[7] Un petit ouvrage donnant une présentation rapide de l’œuvre d’al-Fārābī et de son contexte culturel : AL-FĀRĀBĪ, Philosopher à Bagdad au Xe siècle, présentation et dossier par Ali Benmakhlouf, traductions par Stéphane Diebler et glossaire par Pauline Kœtshet, Paris : Éditions du Seuil, Collection « Essais », 2007.
[8] On en trouve une traduction dans D’ERLANDER, Rodolphe, La Musique arabe, t. II. Al-Fārābī (260 H./872 J.-C). Livre III du Kitābu’ l-Mūsīqā Al-Kabīr, et Avicenne (370/980-428/1037). Kitābu’ Š-Šif̄ā’ (Mathématiques, chap. XII), Paris : Librairie Orientale Paul Geuthner, 1930.
[9] Pour l’œuvre d’al-Fārābī, voir WALZER, Richard, « AL-FĀRĀBĪ », loc. cit. ; et, de divers auteurs, « AL-FĀRĀBĪ », Encyclopædia Iranica, s.v.