Banlieues des villes, banlieues du monde

article écrit le 26 février 2006 pour la revue Drôle dépoque, n° 17, printemps 2006.

L’embrasement des banlieues françaises en novembre 2005 a révélé l’ampleur de l’exclusion sociale dans notre pays. Les flammes se sont éteintes mais les causes de l’incendie restent, le feu couve toujours sous la cendre. Du point de vue de l’analyse, le phénomène se présente comme un réseau serré de fils épouvantablement emmêlés. Nous essayerons de les tirer patiemment sans les isoler les uns des autres et en respectant les rapports entre eux.

Banlieues, lieux de relégation

Des centaines de foyers de révolte se déclarèrent de façon non coordonnée, comme seul effet d’une étincelle provoquée, dans une atmosphère sociale surchauffée, par la mort de deux jeunes apeurés lors d’une intervention policière. Le mouvement se propagea d’ailleurs sans que fût exprimée la moindre revendication et il s’éteignit de même. Des rapports émanant des Renseignements généraux ont révélé que l’activité des groupes religieux dont on veut qu’« ils tiennent les banlieues », n’y fut que marginale. Selon ces mêmes rapports, aucune bouffée de violence, et ce dans aucun quartier, n’a pu être expliquée comme un écran de fumée disposé pour cacher l’activité de bandes liées à un trafic quelconque, notamment de lui de la drogue, et les quartiers réputés gangrénés par cette activité sont même restés anormalement calmes… Il apparaît que, contrairement à la fable sécuritaire avancée par le ministre de l’Intérieur, nous avons vécu une révolte sociale spontanée dans toute sa pureté. Et quand on considère la qualité des jeunes interpellés par la police, on constate qu’une bonne partie d’entre eux étaient des chômeurs et que, sur ceux qui avaient un emploi, nombreux étaient des apprentis, démontant par là que ce statut était ressenti comme marque d’opprobre, ce qui n’empêche pas le gouvernement de prétendre éradiquer les causes de cette révolte en généralisant l’apprentissage…

La concentration de la pauvreté dans la périphérie des villes est un phénomène avéré. Le mouvement qui expulse les populations du centre de la Cité vers la périphérie se vérifie même, à Paris notamment, pour les couches moyennes, désormais contraintes de s’exiler extra muros. Qu’en dire alors pour les couches populaires ? Pour les revenus les plus modestes, le prix moyen du loyer est passé dans les quinze dernières années, avant compensation des aides au logement, de 29% à 43% du revenu, compte tenu du fait qu’elles bénéficient théoriquement du « logement social », c’est-à-dire d’un loyer déjà diminué… La fameuse « aide au logement » apparaît donc comme une subvention accordée aux propriétaires pour maintenir élevé le prix du loyer, bref une aide à la rente foncière… Concentration de la richesse d’un côté, concentration de la pauvreté de l’autre : dans certains quartiers maudits des banlieues, le taux de chômage des jeunes atteint 40% de la population, la simple mention de votre lieu de résidence entraîne que les employeurs vous ferment la porte au nez. Les habitants s’y sentent assignés à résidence. Les études ne permettent pas de sortir de la galère et ceux qui n’ont pas ont de diplôme ont le sentiment d’être maintenus au fond du trou. Tout avenir est bouché. Les services publics ont depuis longtemps déserté ces quartiers d’exil, stigmatisés comme « zones de non-droit ». Perdant confiance dans sa capacité à contrôler cette partie d’elle-même ostracisée, la Cité multiplie les raids de ses Brigades anticriminelles, à grand renfort désormais d’hélicoptères équipés de projecteurs balayant l’espace et de caméras de surveillance, elle s’étourdit dans un vertige sécuritaire qui, loin de calmer ses peurs, les attise continûment car ces démonstrations de force qui excitent les rancœurs et accumulent, les motifs de révolte dans ces quartiers qui se vivent comme territoires occupés. La Cité, installée dans cette situation d’exclusion d’une partie d’elle-même depuis deux générations, se prive des talents d’une moitié dynamique et vivante d’elle-même, dont elle pousse les enfants sur les stades, la scène des music halls et les chambres correctionnelles, et se plaint en même temps de son propre manque de vitalité, de sa difficulté à affronter le présent et le futur, se mourant de ses propres angoisses. La colère qui étend ses rhizomes dans les quartiers maudits, et la peur qui oppresse le cœur de la Cité, sont symptômes gémeaux de la même maladie du corps social.

 Question ethnique ou question sociale ?

La surdité au cri de douleur et de vie des banlieues ressort bien des propos d’un des penseurs de la Cité s’exprimant ex cathedra en ses temples, France culture et l’École Polytechnique : selon lui, des adeptes de l’autoflagellation permanente voudraient « réduire ces émeutes à leur dimension sociale, les voir comme une révolte des jeunes des banlieues contre leur situation, contre la discrimination dont ils souffrent, contre le chômage. Le problème, c’est que la plupart des ces jeunes sont noirs ou arabes, avec une identité musulmane. […] en France il y a aussi d’autres émigrés dont la situation est difficile – chinois, vietnamiens, portugais – et ils ne participent pas à ces émeutes. Par conséquent c’est clair que c’est une révolte à caractère ethno-religieux ». Le fait que les « quartiers » – raccourci euphémique pour « quartiers difficiles » et « mauvais quartiers » – soient largement peuplés d’Africains, Noirs et Maghrébins, et que la majorité d’entre eux ont hérité de leurs parents la religion islamique, suffirait donc à inférer que leur révolte est le résultat exclusif de motivations liées à une autre religion et une autre culture, à insinuer leur volonté d’imposer à la société leurs propres règles, transformant ces quartiers en « territoires interdits de la République ». Cet enchaînement de sophismes tient lieu d’analyse et submerge le débat sur les banlieues, de Vitry-sur-Seine et Nanterre à la fin des années 1970 à Clichy-sous-Bois en 2005, en passant par Les Minguettes en 1981 et Vaux-en-Velin en 1990… Combien de générations faut-il donc pour n’être plus « d’origine maghrébine », « d’origine noire », ou, tout court, d’« origine »?

Afin de dédramatiser l’analyse de cette question, faisons le détour par le regard une autre situation, celle qui est vécue États-Unis. C’est en effet un débat du même ordre qui surgit il n’y a pas si longtemps à propos des conséquences dévastatrices de l’ouragan Katrina sur la Novelle-Orléans en 2005. Sont-ce les Noirs qui furent sacrifiés ou les pauvres ? Condoleeza Rice monta au créneau pour témoigner qu’elle était la preuve vivante du fait que les Noirs n’étaient pas oubliés et le fait que le maire de la ville est une riche Noir était là pour conforter l’explication par le drame de la pauvreté… Cela ne diminue pas l’impéritie et le fiasco – le terme technocratique consacré est : dysfonctionnement – de l’agence fédérale chargée de la gestion des catastrophes, quand l’administration en question, la FEMA, n’en a procuré que 900 autocars là où il en fallait 9.000 pour évacuer de la métropole du Sud les habitants trop pauvres pour avoir un véhicule, en conséquence de quoi des centaines de milliers de gens se sont trouvés prisonniers des eaux, et il quand il fallut un temps inouï pour organiser les secours. Or, sur le demi-million d’habitants de La Nouvelle-Orléans, la moitié étaient des Noirs résidant dans des zones sujettes à des dégâts graves voire catastrophiques et, parmi eux, le tiers vivaient au-dessous du seuil de pauvreté, soit trois fois plus que pour la moyenne nationale… Une réalité semblable est d’ailleurs vécue, à l’échelle des États-Unis, par les « latinos », c’est-à-dire les populations hispaniques. Les statistiques fédérales enseignent en effet que la pauvreté touche 25% des Noirs et des Hispaniques, soit deux fois et demi le chiffre de la moyenne nationale. Les émeutes de Los Angeles de 1992 furent un signe éloquent du processus de détérioration grave du tissu social que n’a pas enrayée substantiellement l’administration Clinton. Les conséquences en sont ravageuses : des taux de pauvreté aussi élevés et aussi pérennes s’accompagnent d’une marginalisation et d’une exclusion sociales radicales. La population pénale a triplée en quinze ans – quintuplée pour les Noirs ! –, pour dépasser 2 millions de personnes, parmi lesquelles plus de 40 % de Noirs : on recense 800.000 Noirs en prison pour seulement 600.000 inscrits à l’Université…

La question est donc la suivante : pourquoi les Noirs sont-ils si pauvres ? Pourquoi souffrent-ils d’une inégalité aussi scandaleuse par rapport au reste de la population ? Est-ce par infériorité congénitale, par une sorte de tare due à des traditions culturelles rendant ces populations rétives au progrès ou au succès ? Formuler une telle hypothèse suffit à en révéler l’inconsistance. La réponse pertinente se trouve dans la société étatsunienne prise globalement, laquelle frappe d’un handicap fort les populations anciennement soumises à l’esclavage. Si cette institution fut abolie en 1865, il y a donc cent cinquante ans, la ségrégation raciale ne le fut officiellement qu’en 1964, soit il y a cinquante ans à peine. Est-il raisonnable de penser que, dans un pays où les Noirs furent si longtemps considérés comme des bêtes de somme, les habitudes sociales des Blancs marquées par les préjugés de race à leur endroit ont pu disparaître comme simple effet d’une loi interdit les discriminations ? C’est oublier l’exacerbation perverse des rancœurs chez les Petits blancs auxquels fut symboliquement arraché le privilège de la couleur de la peau et qui vivent aujourd’hui la positive discrimination comme un déni d’un « droit à la priorité » qu’ils considèrent comme légitime. Il est au contraire urgent de considérer qu’il existe, chez les populations noires, un handicap grave vis-à-vis des populations blanches de même condition économique et sociale première, un handicap résultant de l’inertie sociale du privilège racial. Ce phénomène explique le surcroit de pauvreté qui frappe les couches non blanches de la population et renforce chez elles la marginalisation et l’exclusion sociales.

Si les populations hispaniques sont victimes d’une situation sociale parallèle, cela n’a évidemment pas de rapport direct avec l’esclavage et l’inertie des conduites exclusivistes et racistes liées à cette institution. En fait, l’esprit de supériorité racial et culturel – d’aucuns diraient « ethnique »–, qui marque si fortement la société étatsunienne n’est pas simplement lié à l’esclavage mais aussi, de façon bien plus large, aux modalités du rapport avec les autres peuples d’Amérique. Pendant la lente colonisation du Grand Ouest par les émigrants européens, l’autre face de la conquête de la « terre de liberté et de justice » fut l’élimination des peuples amérindiens autochtones, et ce avec la bonne conscience d’exprimer la mission religieuse d’un « nouvel Israël », d’être un nouveau « peuple élu » entrant en Canaan. La guerre par laquelle le Mexique, « si loin de Dieu, si proche des États-Unis », selon le mot amère de Porfirio Diaz, se vit ravir, en 1846-1848, une partie considérable de ses territoires, fut justifiée par une autre mission, celle d’une « destinée manifeste » impliquant, selon l’expression même forgée John L. Sullivan, l’exigence d’étendre largement leur territoire non seulement à l’Ouest mais aussi au Sud et d’y « porter la civilisation ». Les guerres qui enlevèrent, en 1898, à l’Espagne les Philippines et Cuba et à la suite desquelles États-Unis se taillèrent, dans le corps même de la Colombie, une livre de chair dont ils firent Panama – et au sein même de cet État ad hoc, la Zone du Canal –, instaurèrent avec l’Amérique latine des rapports de type colonial. Est-il besoin de rappeler l’état d’esprit dans lequel les dirigeants étatsuniens menèrent alors l’attaque de Cuba, tel qu’il ressort de la missive que le sous-secrétaire d’État à la Défense de l’époque, John C. Beckenridge, écrivait au Commandant de l’armée des Etats-Unis ? Il y égrenait un étonnant chapelet de préjugés sur les populations latino-américaines, dénonçant « l’immoralité », les « passions fortes et la grande sensualité » de la majorité de la population, « sa notion vague du bien et du mal », « sa recherche du plaisir, non pas par le travail, mais par la violence », et, « comme conséquence logique de son immoralité, son mépris de la vie »… La mise en coupe réglée de ce continent où s’illustrèrent les administrations successives, du Chili de Pinochet aux interventions pas moins lointaines, au Nicaragua, à la Grenade et au Salvador, n’a pas arrangé les choses et a continué à cultiver, dans l’esprit et le cœur des populations étatsuniennes, non pas un sentiment de fraternité et d’égalité avec les populations hispaniques, mais bien au contraire, un profond sentiment de supériorité culturelle. Le mépris épais chargé de racisme décelable aujourd’hui, aux États-Unis même, dans le regard que portent les populations dites blanches aux vis-à-vis des minorités latinos, est le résultat d’une longue histoire et il n’est pas besoin d’argumenter davantage pour augurer qu’il sera long à dissiper.

Les vagues successives d’immigration européenne, qu’elles fussent italiennes, irlandaises ou centre-européennes, se sont progressivement intégrées à la société d’origine anglo-saxonne, même si ce ne fut pas chose aisée. Le phénomène se produisit en vérité, comme en témoigne le film de Martin Scorcese, Gangs of New York, dans un cours scandé par des conflits intercommunautaires d’une violence inouïe. Et même si, dans la société étatsunienne, les communautés structurées sont toujours vivantes, même si le noyau WASP de la société reste toujours au cœur du mythe fondateur du pays, le melting pot étatsunien a, dans l’ensemble, fonctionné. On ne peut en dire autant quand il s’agit des populations noires et hispaniques, et même les amérindiennes, dont nous n’avons pas parlé et qui souffrent de maux semblables, bref de ces minorités qui forment, toutes confondues, le quart de la population des États-Unis. La tendance au repli communautaire, qui se manifeste dans tout groupe, est chez elles aiguisée, dans le quotidien, en tant que réaction de défense et de protection. Il s’agit donc fondamentalement d’un effet second, de la réaction à un autre effet, premier celui-ci : l’esprit de supériorité des populations d’origine européenne forgé par l’Histoire. Et le dépassement de cette tendance ne peut advenir que par une action appropriée au cours même du combat contre l’infériorité radicale dans laquelle sont maintenues ces populations.

Au terme de cette excursion dans le Nouveau monde, nous pouvons certainement admettre ceci : le contraste aux effets sociaux dévastateurs qui oppose les minorités noires, hispaniques et amérindiennes, d’un côté, les populations d’origine européennes de l’autre côté, trouve son origine dans l’inertie de l’esprit de supériorité que les empires modernes, dans leur d’exploitation de traite, puis de domination coloniale et interventionniste.

 

Préjugé impérial et handicap colonial

Fort de cette constatation, revenons maintenant vers notre vieille Europe. Ce dont il faudrait s’étonner sur notre continent, c’est qu’un tel contraste soit inexistant, dans des pays qui ont dominé le monde entier et où la vigueur de l’esprit de supériorité que l’on rencontre dans le Nouveau Monde est encore aiguisé, dans de vastes couches de la société, par le dépit et le ressentiment d’avoir perdu une partie historique et d’avoir dû abandonner les privilèges impériaux les plus directs. C’est ce qu’on pourrait nommer le préjugé impérial.

Les vieilles métropoles impériales comme la France et l’Angleterre ont, à l’instar de Rome, tissé des réseaux de communication et de rapports humains qui ressemblent à de formidables toiles d’araignée dont elles occupent les centres. Tous les chemins mènent à Rome : il est aisé de comprendre et facile d’observer que les anciennes voies de la centralisation impériale ont continué à fonctionner une fois les indépendances déclarées dans les années 1950 et 1960. Quoi de plus naturel, pour un Pakistanais que d’arriver à Londres, les voies de communication, les réseaux humains et la langue aidant ? Quoi de moins étonnant pour un Algérien, un Marocain ou un Tunisien que de débarquer en France ? Quoi de moins surprenant aussi pour un Sénégalais ou un Malien ? Quoi de plus normal aussi pour un Mexicain ou un Panaméen que de traverse le Rio Grande ? Les rapports établis par un ou deux siècles d’empire ne se sont pas volatilisés comme par enchantement avec les déclarations d’indépendance. Or, arrivées dans les métropoles au terme de leur voyage, ces populations, poussées par mille et une raisons sur les routes de l’exil, se heurtent au préjugé impérial, cela contrairement aux autres populations venues d’autres pays qui se sont trouvés hors du champ de la domination de type colonial, notamment ceux d’Europe méridionale et orientale. On pourrait réciproquement nommer handicap colonial le phénomène social qui est la contrepartie du préjugé impérial. Ce handicap est responsable du fait que le travailleur européen passe avant celui qui vient des anciennes colonies, ce qui explique les discriminations à l’embauche ou au logement. Il explique aussi la concentration des populations immigrées venues chercher du travail dans les métropoles par les voies ouvertes par les rapports impériaux, dans les couches les plus pauvres de la société, et leur confinement dans les quartiers les plus déshérités.

Il est en fait assez naturel que les immigrants de la première génération cherchent à vivre entre eux, protégées d’un univers encore peu familier par les liens familiaux, par la familiarité linguistique et culturelle, voire religieuse. Cela fut vrai en France pour les immigrants nationaux, les Bretons et les Auvergnats. Cela fut vrai pour les immigrants des autres nations européennes, les Polonais et les Italiens, ou les minorités comme les Juifs d’Europe orientale – si l’on tient compte du fait que l’antisémitisme ne s’adressait que marginalement à des populations immigrées et principalement à des autochtones – ou les Arméniens, mais ce comportement grégaire est la plupart du temps largement dépassé à la deuxième ou troisième génération où les communautés ethniques ou territoriales se subliment dans des regroupements culturels. Le problème avec les populations arrivées d’Afrique est que le processus normal a été entravé, contrarié par ce handicap colonial où elles se sont trouvées, au fil des décennies, prises au piège de l’exclusion et de la relégation. Dans la mesure où il est possible de parler de communautarisation dans un pays comme le nôtre, le ferment de ce phénomène réside moins dans la volonté des populations pauvres, ou de celle des populations d’origine maghrébine ou africaine, que du processus de replis sociaux en cascade des couches supérieures qui s’enferment dans leurs quartiers réservés et repoussent les plus basses à leur périphérie, processus lui-même amplifié par le préjugé impérial. Il est superflu de donner des exemples de regroupements par nationalité pratiqués par les responsables des HLM. On oublie qu’il y a également regroupements social et même ethnique pratiqué par l’Administration, au sein même de l’École : regroupement passif du fait qu’il est possible pour les parents aisés d’échapper à la carte scolaire, de fuir la ZEP et l’établissement « sensible » si l’on n’a pu encore fuir la ZUP ou la « zone sensible », mais aussi regroupement actif quand on envoie systématiquement les élèves dans tel ou tel lycée, où l’on peut rencontrer aujourd’hui des classes où 80 à 100% des jeunes sont d’origine extra-européenne et où le personnel éducatif d’origine maghrébine ou africaine est lui-même volontiers regroupé par des voies plus ou moins obscures. Or, c’est ce processus malsain dont elle est la cause que la Cité bien pensante présente comme le résultat de la volonté des populations allogènes de vivre entre soi, bref du communautarisme.

Tout comme les cœurs des villes se protègent de leurs périphéries où s’entassent les populations pauvres et originaires des anciens empires, les sociétés du Nord riche se barricadent contre les populations venues du Sud, perçues comme une menace. Elles fabriquent tous les jours de nouveaux obstacles aux flux migratoires qu’elles suscitent, ce qui contribue à mettre les populations issues des anciennes colonies dans une situation d’oppression renforcée et d’opprobre. Parler d’ouvrir une ère d’« immigration choisie et non subie », n’est-ce pas une autre manière de dire que les populations issues des immigrations récentes sont « subies », et que, si « les fils et filles des quartiers difficiles, quelles que soient leur origines, sont bien des enfants de la République », ils n’en sont pas moins des enfants non voulus ? Les sociétés du Nord dressent tous les jours des barbelés contre les Africains à Melilla ou des murs contre les Hispaniques à la mexicaine. Rome attire par toutes les voies qu’elle a tracées, mais celles-ci ne fonctionnent que dans un sens : le sens Nord-Sud pour les hommes d’affaires qui circulent librement avec leurs capitaux sur la planète entière qu’ils courbe à leurs désirs et les touristes qui transforment les périphéries en aires de détente et leurs cultures en folklore ; elles se hérissent, pour les hommes qui marchent dans l’autre sens, de barbacanes et de herses. Le phénomène de mondialisation, qui intensifie les voies de communications de tous les types depuis une génération et accentue encore les mouvements de population et les flux migratoires, rend ces barrières et ces exclusions d’autant plus insupportables.

Nos sociétés ont la tentation de considérer comme une invasion l’arrivée d’une infime partie des populations du Sud mises sur la route de l’exil de leur région natale par les révolutions productives et démographiques qu’elles ont-elles-même provoquées dans ces pays. Elles oublient vite que les populations libérées de la glèbe par les mêmes révolutions en Europe deux siècles durant se sont massivement déversées sur les continents du Sud, en premier lieu l’Amérique, et en y délogeant les autochtones, voire en les exterminant, alors qu’elles confinent aujourd’hui dans leurs propres régions d’origine les populations qui vivent un phénomène historique comparable, les enfermant dans de nouvelles réserves, ces modernes lieues du ban à l’échelle de continents entiers. Nos sociétés ont toujours considéré qu’il faut beaucoup de force et de courage pour se déraciner et que ce sont les plus hardis et les plus entreprenants qui ont nourri hier les flux d’exil vers les nouveaux mondes. En serait-il aujourd’hui autrement ? Dans nos sociétés du Nord, la Cité se prive d’énergies précieuses en reléguant les allogènes dans les ghettos suburbains. À l’échelle de la Cité-monde, le Nord opulent n’attire pas seulement vers lui l’intelligentsia, des médecins, ingénieurs, professeurs et cadres des pays pauvres, par effet logique de la concentration sur le « marché des cerveaux », il prive encore la planète entière de contributions vitales en reléguant les populations déracinées dans des périphéries privées des moyens élémentaires de la vie, de véritables ghettos subcontinentaux.

 

Assumer les conséquences de l’Empire

Si un aveuglement grave ou une mauvaise foi épaisse peuvent expliquer que l’on transforme la révolte contre le handicap colonial en une réaction fruste de type ethnique et religieux, il faut dire que, réciproquement, ignorer les paramètres du préjugé impérial et du handicap colonial en réduisant la révolte des banlieues à une simple question économique et sociale, relève aussi d’une sérieuse myopie. C’est d’ailleurs un vieux défaut du mouvement ouvrier et des courants du socialisme, en France et dans toute l’Europe, que de ramener toutes les questions de culture, de religion, de rapport entre les peuples, à des questions économiques et sociales. Et l’inertie des rapports impériaux et coloniaux dans la psyché de la société française se traduit ici par une tendance à minimiser, voire à nier, dans le fonctionnement de la société, le préjugé impérial et le handicap colonial. Or ce phénomène d’exclusion économique, sociale et culturelle qui frappe aujourd’hui les banlieues de grandes métropoles comme les banlieues du monde – l’Afrique et le Monde arabe et islamique sont en première ligne – adviennent aujourd’hui dans ces circonstances marquées par deux éléments qui les rendent plus dramatiques encore.

Le premier est la mondialisation des médias et la formation d’une opinion publique mondiale, dont une manifestation claire fut fournie en 2003 par la protestation contre l’invasion de l’Irak. Il se crée ainsi un espace social nouveau, une agora planétaire où les habitants de tous les quartiers du monde se rencontrent et se mêlent. Ce rapprochement se fait pour le meilleur : chacun peut bénéficier des apports des autres, mais aussi pour le pire : les hommes y sont projetés les uns contre les autres avec leurs habitudes, leurs mœurs différentes, ce qui ne va pas sans malentendus et conflits. C’est ainsi que, dans le préjugé impérial dont sont victimes les banlieues des villes et du monde, une bonne place est faite à l’Islam, cet « ennemi intime » que l’actualité internationale exalte bruyamment dans la panoplie des peurs sociales : peurs de la religion et de l’intolérance, peur de la violence et du terrorisme, peur de la privation de liberté pour les femmes, etc. Ce n’est pas ici le lieu ni le sujet d’analyser l’approche fantasmatique qu’a notre société de l’Islam, saisi la plupart du temps comme sorte de bloc homogène, insécable et invariant, dans lequel sont amalgamées religion, culture et société, ni de suivre comment cette vision, forgée à travers mille ans d’histoire et qui servit de justification aux conquêtes coloniales, s’est mise, dans ces vingt cinq dernières années, à travailler la mémoire vive de la société en liaison avec des événements internationaux traumatisants, comme ceux du Proche et Moyen-Orient qui, avec leur cortège de malheurs, de violences et de massacres, occupent quotidiennement l’espace le plus grand dans les journaux télévisés, jour après jour, depuis des décennies. Ce n’est non plus ni le lieu ni le sujet de disserter, réciproquement, sur l’approche fantasmatique qui existe souvent, chez les peuples des Mondes arabe et islamique à l’égard des cultures européenne et nord-américaine. Ce n’est enfin pas davantage le lieu de s’atteler à la réflexion sur les nouvelles règles d’éthique politique et de vivre ensemble qu’appelle la constitution de cette agora planétaire si l’on veut éviter le déchaînement des conflits. Mais, sans prétendre développer ces points qui forment la trame d’un autre sujet, nous ne pouvons que souligner leur incidence forte sur le sujet qui nous intéresse.

Prenons, à titre d’exemple, l’épisode de caricatures de Mohammed, lancées comme un concours dans un but de dénigrement des populations arabes et islamiques par un journal danois coutumier des campagnes xénophobes et racistes. La colère qu’il a suscitée dans les pays de l’aire islamique – indépendamment des instrumentalisations opérée ici et là – ainsi que les réactions offusquées en Europe à cet embrasement, est bien symptomatique de la combinaison de ces deux éléments : la constitution d’une agora planétaire et la question du vivre ensemble sur cet espace où se télescopent les approches et les habitudes différentes. Dans ces conditions, la bonne politique un quartier quelconque du monde n’est pas séparable de la bonne politique à mener sur la place publique de la planète. Elle ne consiste certainement pas, en l’occurrence, à couvrir une attaque raciste patente en invoquant la critique de la religion au nom de la liberté d’opinion. Si l’on tient compte du public auquel les caricatures s’adressaient, pour lequel l’amalgame entre d’une part l’Islam, pris comme bloc religieux et culturel, et d’autre part le terrorisme, cette attaque n’est pas seulement perçue comme raciste chez les Arabes et les Musulmans qui, non-croyants comme croyants, laïques comme religieux, se virent assimilés à des terroristes fanatiques, elle est aussi assumée comme une charge globalisante infâmante recherchant précisément cet effet par ceux qui l’avaient lancée. Ce ne sont pas les exhibitions ostentatoires d’un Roberto Carderoli, ministre du gouvernement Berlusconi, qui vinrent démentir ce fait. S’ils en avaient la cohérence et le courage, ceux qui se sont érigés, dans notre pays, en pontifes de la liberté de la presse à l’occasion de cet épisode dramatique devraient désormais défendre les journaux du Front national contre les accusations de racisme, antisémitisme compris, dont ils sont l’objet. Et le fait que, dans des sociétés du Monde islamique, le degré de sécularisation de la société moindre qu’en Europe porte aisément à lever, dans la vie sociale et politique, le drapeau de la religion ou à marquer les manifestations sociales d’exaltation religieuse, ne peut être invoqué pour interpréter les réactions aux caricatures comme une manifestation de l’intolérance religieuse de l’Autre. Il n’est pas sûr, de façon plus générale, que la prétention des peuples du Nord à imposer tels quels leurs principes comme normes universelles en prétendant que les sociétés de la planète entière doivent marcher au même tempo que celui de leurs propres sociétés puissent être érigée en norme de convivance sur la place publique du monde.

Et cela est d’autant plus que nous sommes contemporains d’un autre phénomène qui présente des effets considérables sur le premier : une nouvelle vague de colonisation en marche, dont l’occupation de l’Irak et les violences faites par l’Empire américain au Moyen-Orient sont les derniers signes manifestes, sans même parler de la colonisation israélienne en Palestine. Or si les États de la « vieille Europe » les ont dans un premier temps dénoncées, ils cautionnent aujourd’hui le fait accompli et réactivent ainsi, dans les sociétés du Nord, les vieux réflexes impériaux et l’esprit de supériorité impérial et colonial qui les pousse à justifier l’occupation et la mise en tutelle de nombreux pays sous prétexte fallacieux de leur enseigner les règles du libéralisme économique et politique, bref « la civilisation ».

Il faut avoir présente à l’esprit cette toile de fond pour comprendre comment un certain nombre d’événements ont servi, avant les violences de novembre 2005, à constituer l’image du « Jeune de banlieue », comme voleur, violeur et voileur sur filigrane de culture islamique, qui cristallise encore dans la psyché collective les justifications de l’exclusion : Il y eut le meurtre de Sohane, brulée vive à Vitry-sur-Seine en 2002, figeant l’évidence d’un rapport antre machisme, violence et culture islamique, comme si le machisme et la violence était l’apanage des jeunes musulmans. L’année suivante, vint à maturité l’affaire du voile qui couvait depuis la fin des années 1980. Alors que la discussion sur la constitution européenne menaçait la conception originale de la laïcité en vigueur dans la société française, la République changea de front et, bien que le nombre de conflits à propos du voile eût diminué de moitié par rapport au milieu es années 1990, lança l’attaque contre quelques dizaines de jeunes fillettes, comme si leur conduite, à toutes, ne pouvait s’expliquer que par la pression des barbus et des grands frères. Il y eut, au cours de l’été qui suivit, les affabulations de la jeune Marie dont la nouvelle de la prétendue agression dans le RER D par de jeunes voyous fut l’occasion, pendant trois jours, d’une campagne de dénigrement – le terme est faible – des jeunes Maghrébins et des jeunes Noirs de banlieue, laquelle présentait l’acte odieux supposé perpétré comme un produit de la culture de ces populations sans que, lorsque le mensonge fut éventé, les excuses ne fussent, ni en valeur ni en intensité, à la hauteur des souffrances causées. Lors du procès, les charges du procureur restèrent cantonnées dans le registre du préjudice occasionné à l’État, à sa police et à sa justice, par un dérangement sans cause. L’image des « Jeunes barbares » correspondait trop bien au fantasme collectif pour chercher à l’effacer…. Il y eut, au printemps d’après, des manifestations lycéennes au cours desquelles des groupes de jeunes, exclus de la manifestation par le service d’ordre, s’en prirent à des manifestants. Des étudiants de toutes couleurs furent bien agressés et le caractère généralement blanc du cortège s’expliquait par les étudiants issus des quartiers de relégation sociale y étaient peu représentés. Voici que nous avons importé dans l’Hexagone, en présentant les faits ainsi, des catégories familières aux États-Unis ou qui, chez nous, étaient naguère en vigueur chez les colons d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire ! On insista donc sur le fait que les jeunes agresseurs étaient originaires de ces quartiers maudits et donc Maghrébins et Noirs de préférence, et s’empressa de crier au racisme anti-Blancs. La caution donnée à cette interprétation fallacieuse par une cohorte d’intellectuels médiatiques jusque là peu connus pour leur flirt avec les thèmes de l’extrême droite raciste, a lâché la bonde par laquelle la Raison – qu’ils ont toujours le culot d’invoquer – devait retenir les tendances les plus troubles et les plus inavouables enfouies dans l’inconscient collectif. L’épisode le plus récent, et en même temps le plus tragique, est l’assassinat du jeune Ilan Halimi, perpétré par le Gang des barbares de Bagneux, un groupe crapuleux qui pousse jusqu’à l’horreur en l’assumant comme un titre de fierté l’image que la Cité renvoie de lui.

Pour ces nouveaux champions du « fardeau de l’Homme blanc », la société n’a aucun besoin de se retourner elle-même pour faire les comptes et corriger ses défauts, cela reviendrait à verser d’inutiles sanglots et tomber dans de démoralisantes repentances : les problèmes que vivent les jeunes sont le produit de leur propre culture, et de leur propre incapacité à vivre dans notre société civilisée. Aussi virent-ils comme un scandale qu’un groupe de nos concitoyens proclamât en janvier 2005 : « Nous sommes les indigènes de la République ! ». On les accusa sur le champ de vouloir faire tourner la roue de l’Histoire à l’envers, de se figer dans une situation d’exclusion au lieu de lutter avec tout le monde sur le terrain des principes généraux et universels. Il en fut de même quand, quelques saisons plus tard, fut créé un Conseil Représentatif des Associations Noires pour combattre le racisme anti-Noir. Au vrai, toutes les luttes d’une partie de la population en butte à l’exclusion ont généralement était stigmatisées de la sorte : les luttes de la classe ouvrière furent accusées de briser la magnifique unité de la Nation ou de trahir la Patrie, le féminisme de piétiner la solidarité entre hommes et femmes, les luttes d’indépendance nationale de détruire le front commun des exploités, etc. Certes, de telles luttes contre l’exclusion ne sont pas toujours exemptes de comportements particularistes et exclusivistes, mais ces derniers ne suppriment nullement la réalité du besoin du combat mené sans attendre, pour l’engager, que l’ensemble de la société soit convaincue de son bienfondé, ce qui revient à le rendre impossible ou sans objet. Il est d’ailleurs curieux de constater que les dénégateurs du préjugé impérial sont précisément « prisonniers de l’imaginaire colonial ». Considérez la fameuse loi du 23 février 2005, qui vantait les « côtés positifs de la colonisation » et qui fut votée par toutes les tendances politiques. C’est une esquive des politiques que de passer l’enfant aux historiens, une autre que de critiquer, dans cette loi, le fait de vouloir imposer une conduite aux enseignants, sans se prononcer sur le fond : le jugement sur une conduite historique. Ne le fait-on pas massivement pour d’autres questions ? Il peut sembler juste que la République manifeste sa compassion pour les victimes de l’esclavage, mais la question posée à l’opinion est désormais moins l’esclavage que la colonisation. Certes, les deux tragédies furent liés. La colonisation fut une nouvelle forme de l’esclavage et, bien qu’elle fût justifiée, notamment en Afrique noire où elle la conquête coloniale fut d’ailleurs officiellement légitimée par la libération des populations de l’esclavage, elle le perpétua sous la forme de la corvée et de statuts négateurs de la qualité d’homme… Une fois de plus, la République esquive la question de la colonisation. Et elle fait fort, sur le plan des symboles, quand le gouvernement fait appel, pour combattre la flambée de violence dans les banlieues, à une loi sur l’état d’urgence de 1955, qui fut justement mise en place pour lutter contre les combattants de l’Indépendance en Algérie, et ensuite activée, en 1985, pour maintenir une autre situation coloniale, en Nouvelle Calédonie cette fois…

Ainsi, l’exclusion sociale qui résulte des rapports de classes est surdéterminée par le préjugé impérial, c’est-à-dire les rapports entre les populations de la Cité résultant de l’inertie des rapports impériaux et coloniaux. En refusant de donner son juste poids à ce phénomène, on se prive par conséquent d’attaquer le problème à la racine et de construire la réponse appropriée. Il ne peut s’agir d’une simple « lutte contre le chômage » ou « pour le logement », ni d’une seule « lutte contre les discriminations » à l’embauche ou dans le logement. C’est la colonisation qu’il faut condamner comme injustice radicale, comme symbole d’un rapport entre les hommes et les peuples qu’il est indispensable de dépasser pour installer désormais une vraie convivance chez nous et sur la planète. C’est tout le problème de l’examen collectif du passé colonial qui est posé, non seulement pour la société française, mais pour toutes les sociétés du Nord. Il nous fallut cinquante ans pour que la société et l’État français finissent par reconnaître leur responsabilité dans le Shoah. Le débat s’engage à peine aujourd’hui dans des conditions d’autant plus passionnées que nous sommes en train de vivre une nouvelle vague de colonisation. On ne pourra l’éviter.