Mondialisation et rapports entre civilisations

article publié en langue arabe dans la revue Badâil, Beyrouth, n° 5, printemps 2006.

La mondialisation s’accompagne aujourd’hui de la constitution de grands ensembles régionaux. Il suffit, pour s’en convaincre, de penser à l’Europe même si cette tendance est contradictoire, heurtée et non exempte de reculs dramatiques. On sait que l’unification de cette région eut comme motivation, au sortir de la IIème Guerre mondiale, de pourvoir parler d’égal à égal avec deux puissants voisins, l’Union soviétique, aujourd’hui démembrée, et les États-Unis d’Amérique, qui donnent toujours le ton sur la scène planétaire. À l’époque, la Chine et l’Inde modernes naissaient comme États modernes de sous-continents unifiés, avant de devenir aujourd’hui de nouvelles puissances mondiales.

 Vers la formation de grands ensembles civilisationnels

Les tendances au regroupement se manifestent aussi dans d’autres régions, comme l’Asie du Sud-est et l’Amérique latine, bien qu’à des degrés moindres. Le Moyen-Orient présente cependant, dans ce contexte, une situation particulière. Entre l’Europe qui s’unifie et l’Inde qui forme un ensemble considérable, il constitue une grande aire géohistorique qui possède des éléments civilisationnels communs, notamment l’Islam, mais il est profondément divisé et vassalisé, notamment dans sa partie arabe. Tout comme l’unité de l’Europe repose, non sur un État-cœur mais sur l’entente entre Allemands, Anglais et Français, on pourrait dire que la clé de l’unité de cette région repose sur la possibilité d’une triple entente : Monde arabe, Iran et Turquie. La guerre Irak-Iran fut dans cette perspective une terrible catastrophe, la subordination de la Turquie à l’OTAN et son arrimage à l’Europe en est une autre, la division du Monde arabe qui subit en son centre même l’installation coloniale sioniste, ainsi que sa mise en coupe réglée aujourd’hui par L’Empire américain en constituent une troisième.

Le sentiment d’appartenance à une civilisation commune est en effet un puissant facteur d’unification, de nature à aider les peuples à forger des communautés humaines plus vastes, comme le fut, sous certains aspects, le facteur national dans les deux siècles précédents : on connaît les grandeurs de ce dernier et l’on sait à quelles catastrophes l’égoïsme et l’exclusivisme nationaux ont aussi mené l’Europe et la planète entière, mobilisée et entraînée par elle dans deux guerres mondiales… Ce sentiment est donc un des paramètres importants de la géopolitique. C’est à quelques considérations sur les rapports entre grands ensembles civilisationnels que nous allons nous attacher, afin d’apprécier leur influence sur la géopolitique à côté d’autres facteurs technologiques, démographiques, géographiques, économico-financiers, politico-stratégiques, sociaux et culturels, etc. Il est certain, à ce propos, que le projet impérial de Grand Moyen-Orient de Georges W. Bush ne peut être compris qu’en tenant compte du facteur civilisationnel, mais le propos n’est pas ici de faire une critique de ce plan, laquelle devrait être menée sur un terrain de la géopolitique dans tous ses aspects et non sur celui des rapports civilisationnels, sujet auquel se limite cet article.

On ne peut aujourd’hui aborder cette question sans avoir en tête l’approche de Samuel P. Huntington qui revint, dans le Choc des civilisations, sur le « déclin de l’Occident », espace qui regroupe chez lui l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale, dans un monde où, selon lui, les conflits civilisationnels sont en train, de prendre le pas sur les vieux conflits entre nations. C’est ainsi qu’il vit dans la guerre du Koweït de 1991 « la première guerre entre civilisations d’après la guerre froide à avoir lieu pour le contrôle des ressources minières »1.

Or la manière dont cet auteur aborde ces ensembles civilisationnels est symptomatique d’une tendance qui, pour être largement répandue, n’en prête cependant le flanc à deux critiques. La première tient à l’identification qu’il opère entre société, civilisation et religion. En fait, la société est une communauté humaine organisée, et les principales aires géohistoriques se sont très tôt constituées en systèmes étatiques coïncidant plus ou moins avec leur découpage, de solidité et de plasticité diverses et selon des critères extrêmement variables qui ont favorisé leur formation. La culture est autre chose : c’est l’être au monde de la société, c’est-à-dire sa personnalité, laquelle peut s’avérer, tout comme pour les êtres humains, plus ou moins forte : certaines cultures ont ainsi, par leur rayonnement, atteint la qualité de civilisations. Quant aux religions – au moins pour ce qui des aires où ont grandi les trois religions monothéistes – ou aux grands systèmes philosophiques, ils sont au cœur de la notion de civilisation, en forme le noyau, ce qui n’exclut nullement le dualisme.

La seconde erreur est la réduction et la confusion de chacun de ces trois phénomènes en une sorte de bloc historique homogène, inaltérable et invariant. Si l’on s’attache plus précisément à la notion de culture ou de civilisation, il en va de cette notion comme de la personnalité de l’être humain singulier : une société possède un regard sur soi, un sentiment de pérennité dans l’espace-temps, qui constitue son identité propre, laquelle apparaît comme nécessairement ambiguë : de même que l’individu a besoin de se considérer, de la naissance à la mort, identique à lui-même, mais qu’il grandit, subit des influences extérieures, participe à de multiples expériences sociales parfois concurrentes voire antagoniques, et se reconstruit plusieurs reprise au cours de son existence en passant parfois par des crises de la personnalité, la civilisation est un fait social essentiellement ouvert, pluriel et plastique.

 L’Islam pour l’Occident

On peut mesurer à quelles conséquences graves mène aujourd’hui, en Europe, la prétention à vouloir éliminer l’Islam, tant comme religion que comme civilisation, de l’héritage culturel du continent et de son histoire, et à refuser de le considérer comme composante sociale, avec les problèmes identitaires que cela pose aux Musulmans et aux populations issues des pays de l’aire islamique. De même, si le christianisme romain est indéniablement contenu dans le noyau civilisationnel de l’Europe, du moins l’Europe occidentale, on ne peut nier les fractures qu’ont créées le schisme protestant, tant dans la religion et la société, et surtout les Lumières, la Révolution française et le marxisme. De façon plus générale, il serait faux de ne présenter l’Europe que sous son identité chrétienne, même si elle joue un rôle de premier plan, et il est impossible d’embrasser cette aire géohistorique sans comprendre le fort mouvement de sécularisation de la société qui confère à la civilisation européenne moderne un dualisme radical, lequel doit être assumé sous peine de susciter de graves déchirements.

Ces considérations peuvent trouver un prolongement dans un regard sur les sociétés du Moyen-Orient. On ne peut réduire non plus la civilisation islamique à la religion islamique seule. Passons sur le fait que les composantes non-islamiques de la société ont joué dans l’Histoire et jouent toujours un rôle considérable dans la vie sociale de cette aire. La religion islamique, qui a imprimé son profond caractère à l’ensemble allant du Maroc au Pakistan, n’a pas donné à l’arabe, la langue du Coran, le monopole culturel, mais se sont affirmés comme langues urbaines et administratives : le persan, le turc, l’ourdou, sans oublier la persistance de langues vernaculaires comme le berbère, le kurde, etc. De même n’ont pu être éliminés les héritages culturels anciens, ni mésopotamien, ni araméen, ni hellénistique et latin, ni sassanide, ni égyptien, etc. Enfin ces sociétés ont subi de plein fouet, lentement d’abord puis brutalement aux XIXème et XXème siècles, les agressions des sociétés européennes et l’influence radicale de leur civilisation.

Mais revenons à Samuel P. Huntington. Pour lui, « l’Islam explose sur le plan démographique, ce qui déstabilise les pays musulmans et leurs voisins », « engendre une conscience identitaire commune sans cohésion politique », est enfin « source de faiblesse et une menace pour les autres civilisations ». Le géopoliticien rend surtout cette sentence étonnante : « le problème central pour l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’Islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance »2. Le point de vue n’est pas nouveau. Voici ce que proclamait en 1862 Ernest Renan, le père des Études sémitiques, en pleine euphorie justificatrice de la conquête de l’Algérie : « À l’heure qu’il est, la condition essentielle pour que la civilisation européenne se répande, c’est la destruction du pouvoir théocratique de l’islamisme, par conséquent la destruction de l’islamisme […]. Là est la guerre éternelle, la guerre qui ne cessera que quand le dernier fils d’Ismaël sera mort de misère ou aura été relégué par la terreur au fond du désert. L’Islâm [ainsi écrit par l’auteur avec un « I » majuscule et un « â »] est la plus complète négation de l’Europe ; l’Islâm est le fanatisme […] ; l’Islâm est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu est Dieu »3.

Si l’on considère l’Islam sous l’aspect d’une forme compressée et insécable fusionnant société, civilisation et religion, comme bloc historique homogène, étanche et inaltérable, rigide et invariante, comme cela ressort des affirmations des auteurs que nous venons de citer, la conclusion est déjà contenue dans les prémisses : l’incapacité générale et définitive des sociétés de l’aire arabo-islamique à séparer spirituel et temporel, leur l’immutabilité radicale, leur hostilité irréductible à l’ouverture et leur rétiveté totale à la modernité, en fin de compte leur altérité absolue. L’Islam comme religion aurait ainsi marqué d’une sorte de péché originel ineffaçable l’Islam comme civilisation et les sociétés qui s’en réclament. Il est en fait difficile d’imaginer une civilisation humaine qui ne soit plurielle et ne possède d’anticorps contre ses tendances socialement exécrables ou, selon les termes d’Edgar Morin, d’« antidotes à la barbarie »4. Prenons le cas de ce que l’on nomme la civilisation occidentale. Le fait qu’on utilisa en son sein, toutes confessions confondues, le christianisme pour justifier l’esclavage des Noirs, le fait que les Protestants anglo-saxons, tout comme les Catholiques espagnols, se virent revivre l’épopée biblique de Josué entrant en Canaan pour « frapper d’interdit » des Indiens, cela n’a pas empêché le combat d’un Bartolomé de Las Casas et tous ceux qui ont considéré de telles conduites comme contraires aux leçons qu’ils tiraient de l’enseignement du Christ. Bien plus tard, face aux chantres du l’empire colonial qui, à l’instar d’un Jules Ferry, invoquaient le « droit » et le « devoir [pour les races supérieures], de civiliser les races inférieures »5, se levèrent encore des hommes politiques comme Georges Clémenceau pour dénier les prétentions en ces termes : « Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares, et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, et le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur. Voilà l’histoire de notre civilisation »6. On n’avait pas encore vécu, à l’époque de ces déclarations, la barbarie des deux guerres mondiales, avec la Shoah et les bombes atomiques lâchées sur Hiroshima et Nagasaki.

Les arguments de ces hommes avisés furent bien sûr balayés hier par les vents de l’Histoire qui soufflèrent contre eux, mais il est intéressant de relever leurs propos aujourd’hui où l’on veut présenter comme anachronique les critiques faites aux entreprises coloniales d’hier dont les nostalgiques n’ont de cesse de mettre en valeur les « aspects positifs »7. C’est vrai, on ne peut refaire l’Histoire. Les peuples qui ont subi le viol impérialiste et colonial ont relevé, avec plus ou moins de bonheur ou de succès selon les aires géohistoriques, le défi que leur a posé l’irruption d’une société plus forte, à ce moment-là de l’Histoire, d’un point de vue militaire et plus dynamique d’un point de vue intellectuel et scientifique. Cela n’empêche pas de penser que le rapport qui fut instauré hier a laissé des blessures graves dont le dépassement suppose, chez les peuples alors dominés, la conviction que les rapports d’oppression dont fut accompagnée cette supériorité sont définitivement révolus. Il faut ordinairement beaucoup de temps pour panser de telles blessures, mais y parvenir aujourd’hui où la colonisation en marche en Palestine avec le sionisme, senti par les sociétés d’Europe et d’Amérique du Nord comme chair de leur chair, assure la continuité entre la vague coloniale des XIXème et XXème siècle que l’on pensait terminée, et une nouvelle vague dont l’installation directe brutale des États-Unis et de leurs vassaux au Moyen-Orient est le bruyant révélateur ?

Il n’est pas très difficile d’agiter chez les foules d’Europe d’Amérique du Nord la douleur et l’horreur que peuvent susciter la terreur des réactions à cette situation au sein même des populations de colons ou de celle des métropoles impériales. Mais il est dangereux de dénier aujourd’hui à la religion islamique, à l’Islam comme civilisation et aux sociétés qui s’en prévalent, les « antidotes à la barbarie » que l’on accorde complaisamment ici au christianisme, à la civilisation occidentale et aux sociétés qui s’en réclament. Il est également périlleux de mettre au compte de la civilisation ou de la religion ce qui de l’ordre de la société et de la politique : Ken Livingston, le maire de Londres, n’eut pas tord d’affirmer que les récents attentats dans sa ville furent « motivés par des décennies de politique britannique et américaine au Moyen-Orient »8. Et que dire du 21 septembre 2001 ?

Dans le scandale provoqué par le brûlot lancé par Samuel P. Huntington, on n’a pas suffisamment prêté attention à sa mise en garde faite à un Occident qu’il conçoit comme un ensemble durablement unifié sous la houlette des États-Unis : « toute intervention de l’Occident dans les affaires des autres civilisations est probablement la plus dangereuse cause d’instabilité et de conflit généralisé dans un monde aux civilisations multiples ». Loin de prêter l’oreille au conseil que le célèbre géopoliticien prodigue à l’Occident, quand il l’appelle à « modérer ses ambitions »9, la politique retenue par l’administration de George W. Bush s’est précipitée dans un sens opposé : elle s’inscrit dans une tendance lourde de l’Empire américain vers une marche de plus en plus solitaire, poussée au paroxysme par les courants néoconservateurs et évangélistes qui font entre eux assaut de messianisme interventionniste. En détruisant l’édifice juridique international qui, malgré ses graves insuffisances, avait été lentement construit depuis 1945 pour « un règlement pacifique des conflits », et en faisant montre d’un comportement guerrier et agressif qui relance la course aux armements, la politique étatsunienne réveille et excite les démons nationalistes des autres puissances, non seulement en Russie et dans les pays d’Europe, mais aussi au Japon et en Chine, lâche la bonde à l’exclusivisme civilisationnel et ouvre la voie à de nouveaux cataclysmes mondiaux.

C’est un travers largement répandu que de combattre chez l’Autre les côtés jugés horribles et insupportables auxquels on se plaît à le réduire, dans le même temps où l’on met en avant chez soi, chez le Même, les côtés supposés beaux et glorieux, et où l’on s’autorise à taire les ignominies dont on s’est montré capable et qu’il faudrait assumer sur la place publique de la planète où toutes les aires géohistoriques sont désormais projetées dans une proximité de plus en plus étroite par les différents aspects de la mondialisation. Une des règles du vivre-ensemble sur l’agora de la Cité-monde est que chacun règle ses comptes avec le passé terrible de sa propre société et laisse les autres sociétés affronter la responsabilité de ses propres turpitudes…

L’épisode tout récent des caricatures de Mohammed donne, à ce sujet, beaucoup à penser. Un concours de caricatures fut lancé dans un but de dénigrement des populations arabes et islamiques par un journal danois coutumier des campagnes xénophobes et racistes, et il n’est pas étonnant que les résidents arabes et musulmans du Danemark, n’ayant pas pu défendre leur dignité dans le pays, aient porté leurs doléances dans l’opinion des pays arabes et islamiques, provoquant les réactions indignées de ces pays et, en retours, une campagne de protestation offensée de la presse en Europe, ce qui est symptomatique de la combinaison de deux éléments : le premier est la constitution d’une agora planétaire, et le second la difficulté du vivre ensemble sur cet espace où se télescopent les approches et les habitudes différentes. Il est clair que la bonne politique dans un quartier quelconque de la société-monde ne peut pas être séparée de la bonne politique à mener sur la place publique de la planète. Elle ne consiste certainement pas à couvrir l’attaque raciste en invoquant hypocritement la critique de la religion au nom de la liberté de la presse, quand on sait que, dans l’opinion européenne, l’amalgame est patent entre, tout d’abord, religion et culture islamique, et ensuite entre cet agglomérat et le terrorisme, même si, dans des sociétés du Monde islamique, un degré de sécularisation de la société moindre qu’en Europe porte aisément à invoquer des raisons religieuses pour les batailles menées sur le terrain politique ou social ou à tenter ces batailles d’e ferveur religieuse.

L’Islam pour lui-même et les autres

Certes l’état des sociétés du Moyen-Orient n’est pas très brillant aujourd’hui : les derniers rapports du PNUD qui le décrivent avec une précision redoutable sont suffisamment connus pour qu’il ne soit pas besoin ici d’en rappeler le contenu10. Et il va de soi que cela pèse lourdement sur l’état de la personnalité de l’aire arabo-islamique, et sur ses possibilités de contribution à une conscience planétaire. L’évolution réelle des sociétés de cette aire géohistorique présente cependant des signes qui contredisent l’alarmisme à la mode. En s’appuyant sur l’étude de l’évolution démographique et l’alphabétisation des sociétés de cette région, Emmanuel Todd peut en effet rapprocher à juste titre leur violence de celle que connurent bien d’autres sociétés « en crise de transition », comme un exemple en fut donné par la révolution protestante en Europe. Selon cet auteur, on trouve dans les pamphlets du poète et révolutionnaire John Milton « autant de frénésie religieuse que de défense de la liberté » et que « le Djihad au nom d’Allah des années récents n’est pas, dans toutes ses dimensions, d’un nature différente. S’il est loin d’être toujours libéral, il ne représente cependant pas, fondamentalement, une régression mais une crise de transition. La violence, la frénésie religieuse ne sont que temporaires »11. On pourrait d’ailleurs faire la même remarque sur la Réforme dans l’Allemagne du XVIème siècle.

Il est significatif que, dans les années 1880, l’ambition de Jamal al-Din al-Afghani de représenter le Martin Luther de l’Islam fut accueilli en Europe avec une attitude parfaitement définie par Ernest Renan dans l’Islamisme et la science12, celle du déni de l’aptitude des hommes de l’Islam à pouvoir relever le défi de modernité lancé au monde par la civilisation européenne, en s’attachant aux fondements de leur propre histoire et de leur propre héritage culturel. Jeter l’opprobre sur les revendications d’un retour aux sources de la doctrine dans l’Islam alors que l’on est prêt à le considérer avec sympathie pour la Réforme protestante revient à se mettre sans discussion dans le camp d’une Contreréforme moderne. Ce déni, qui se perpétue, ne permet d’autre choix aux intellectuels de l’aire islamique que l’alternative suivante : ou renoncer à leur propre identité ou s’y enfermer de façon mutilante.

C’est bien la tendance la plus forte que nous rencontrons aujourd’hui. La plupart des historiens et des philosophes européens et de leurs émules nord-américains et russes prétendent calquer, sous prétexte d’universalisme, la temporalité de toutes les sociétés du monde sur les leurs. Ils savent mettre en garde, comme nous l’avons vu précédemment, contre les anachronismes, c’est-à-dire des raisonnements à contre-époque et la confusion des époques, lorsqu’il s’agit de parler le l’esclavage ou de la colonisation, ce qui contient un élément de vérité mais ne saurait être utilisé pour les justifier ces pratiques. Mais ils n’évitent de commettre ce qu’il conviendrait d’appeler des anatopismes, c’est-à-dire des raisonnements à contre-aire et la confusion des aires, quand ils prétendent faire marcher d’emblée le monde entier au même tempo, à leur propre tempo, y compris par l’usage de la force, quand il s’agit pour chaque aire géohistorique de marcher à son propre rythme vers des principes de vie commune et des objectifs à élaborer en commun sur l’agora de la Cité-monde. Une telle attitude obère par exemple la question hautement symbolique des rapports entre religion et pouvoir politique : elle prétend figer définitivement la religion islamique dans une prétendue incapacité à séparer le temporel du spirituel et, par homothétie infondée, le pouvoir de la religion, en niant l’existence d’un phénomène de sécularisation en procès dans les sociétés de l’aire islamique et de la civilisation islamique, et en prétendant contraindre ces sociétés à sauter d’un coup à côté de leur propre chemin, dans un état qui fut, en Europe, le résultat d’un processus dramatique qui a nécessité de très longs siècles et n’est d’ailleurs pas partout des plus achevés.

Un tel déni n’est pas pour rien dans cette sorte de repli sur soi qu’a manifesté, dans la plupart de ses tendances, le réformisme islamiste quand, en rupture avec la problématique de Jamal al-Din al-Afghani et de Mohammed Abdou, il est tombé sous la coupe de tendances qui, comme le wahhabisme ou le mawdoudisme et les Frères musulmans, revendiquent le retour aux sources non pas dans le but d’affronter, en règle avec soi-même, les nécessaires adaptations exigées par le monde d’aujourd’hui, mais comme une sorte de fuite vers un paradis perdu, fuite qui tend à scléroser les comportements et pèse douloureusement sur les transformations qui s’opèrent malgré tout. Ce déni s’est même étendu au mouvement national arabe qui réagissait contre ces tendances à l’exclusivisme religieux et civilisationnel, ce qui n’est pas étranger à la revitalisation de ces courants depuis une trentaine d’années.

Ce serait toutefois une grave erreur que de camper sur une attitude qui prendrait le simple contrepied de ce déni occidental, de faire de l’identité arabe ou islamique, selon les tendances, un nouvel universel abstrait et exclusif qui ne serait que l’image inversée du messianisme occidental. Le retour sur soi, la quête d’identité ne peuvent être féconds, pour un groupe social comme pour un individu, que s’ils s’opèrent dans un but non purement égoïste et exclusiviste, mais intègrent un élément de socialité indispensable, à savoir la recherche qui vise à insérer l’individu et le groupe dans la vie de société globale et ses exigences. Le besoin d’identité civilisationnel – et c’est vrai pour les Européens autant que pour les Arabes ou les citoyens de l’aire islamique –, c’est-à-dire l’être-à-soi d’une société, n’est qu’un aspect de son être-au-monde, lequel implique également son être-aux-autres, son être-à-l’Autre. Le malheur est dans la mutilation qui résulte de la réduction à un être-au-Même. Le besoin pressant de restauration d’identité du Monde arabe et, plus généralement de l’aire arabo-islamique, est donc inséparable de la reconnaissance de l’Autre que peut procurer la participation de chaque civilisation à l’élaboration d’une convivance planétaire. En puisant dans sa propre expérience culturelle, dans sa propre civilisation, chaque homme et chaque groupe ne cultive pas seulement sa pensée et sa conscience propre, il livre aussi une expérience utile à la Cité toute entière et contribue à la formation de la conscience universelle.

Au lieu que chaque société prétende imposer ses valeurs autoproclamées en normes absolues par dessus toutes limites de temps et d’espace, Claude Lévi-Strauss préconisait, dans les ouvrages qu’il écrivit en 1952 et 1971 à la demande de l’UNESCO13, la « collaboration des cultures », et refusait d’établir une hiérarchie globale entre « les cultures ». Il affirmait que la Chine, l’Inde ou l’Islam n’étaient pas en reste pour contribuer à la « Civilisation universelle ». Dans sa Grammaire des civilisations, Fernand Braudel n’écrivait pas autre chose14. Certes, nous semblons aujourd’hui loin de cette époque, qui était animée par l’espoir de la fin des empires coloniaux… Se retrouver aujourd’hui sur la place publique de la planète exige des peuples d’Europe, de Russie et d’Amérique du Nord de combattre ces retours de flammes des ambitions impériales. Il suppose aussi que chaque peuple et chaque aire géohistorique mette au cœur de son identité son aptitude à contribuer à une conscience planétaire. Si l’intérêt du Monde arabe et, plus généralement de l’aire islamique, est de retrouver ses marques dans le monde actuel, celui de la planète entière est que la contribution du Moyen-Orient à la Cité-monde retrouve l’élan que ce dernier a aujourd’hui perdu.

NOTES

1 Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris : Odile Jacob, 1997.

Samuel P. Huntington, déjà cité.

3 Ernest Renan, Leçon inaugurale au Collège de France, 23/02/1862.

4 La formule est d’Edgar Morin, « Ce que nous savions déjà… », Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, n° 16, février 2002.

5 Discours de Jules Ferry à la Chambre des députés le 28/07/1885.

Intervention de Georges Clémenceau à la Chambre des députés le 28/07/1885.

Voir l’agitation créée en France autour de la loi du 23/02/2005 qui vante « les aspects positifs de la colonisation, notamment en Afrique du Nord ».

8 Ken Livingston, BBC News,le 20/07/2005.

9 Samuel P. Huntington, déjà cité.

10 Il s’agit des Rapports sur le développement humain dans le Monde arabe 2002, 2003 et 2004, PNUD.

11 Emmanuel Todd, Après l’Empire. Essai sur la décomposition de l’Empire américain, Paris : Gallimard, 2002.

12 Ernest Renan, L’islamisme et la science, discours prononcé en Sorbonne, publié dans le Journal des Débats du 29/03/1883. On peut lire la Réponse du Cheik Gamal Eddine dans le même journal, le 18/05/1883. Le lendemain, Ernest Renan commenta cette réponse dans un Appendice à la précédente conférence.

13 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris : UNESCO, 1952, et Race et culture, Paris : UNESCO, 1971.

14 Fernand Braudel le fit dans Le Monde actuel, écrit avec Robert Philippe et Suzanne, Baille, Paris : E. Belin, 1963. C’est cette contribution qui fit ensuite l’objet d’une publication séparée sous le titre Grammaire des civilisations, Paris : Flammarion, 1987.