Derrière le mur, l'enfant

Texte écrit en octobre 2002 pour un Hommage à Geneviève Clancy
à la demande de la revue La Polygraphe (non encore publié)

Retour de l’au-de l’erre, Geneviève Clancy :

Palestine de mères aux pieds nus serrant la tête du fils mort contre le ventre d’attente d’un autre fils
(GC, Réseaux, 1984)

La Palestine n’est pas tonnerre lointain dérangeant la quiétude de nos cieux de grondements furtifs. Elle est querelle vraie, source charnelle de joies et de douleurs humaines ici même,

Comme si tout de que je cherche était de l’autre côté du mur qu’ils gardent.(GC, Réseaux, 1984)

Août 1989, l’enfant de Jérusalem, le fils de mon hôte, manifeste crainte et nervosité en franchissant la porte de Jaffa : il n’avait jamais encore pu voir de ses yeux l’autre côté du rempart de sa ville.

Ceinture de béton que l’on érige aujourd’hui entre l’homme et son travail, la mère et son fils, les jeunes et leur école, cette muraille dérobe à tous la caresse du soleil couchant.

Notre vieille Europe, qui s’en lave les mains, a creusé la tranchée d’un affrontement. Le philosophe, Gilles Deleuze :

La dette infinie que l’Europe avait à l’égard des Juifs, elle n’a pas commencé à la payer, mais elle l’a fait payer à un peuple innocent, les Palestiniens.
(GD, « Les pierres », dans Les pierres qui t’ont fait renaître, 1989)

Le mur n’est pas séparation entre Israël et Palestine. Voulu comme défense de l’Occident blanc contre les menaces d’Orient, ce qu’il refoule n’est pas la barbarie mais notre humanité, rejetée, expulsée.

Le poète éprouve, à l’occident du corps démembré, un engourdissement glacé et, à l’orient, une lancinante brûlure. Le philosophe sait qu’il n’y a ni Occident ni Orient : il n’y a qu’écartèlement de l’être un, inséparé. Sur le mur, écrits en lettres hautes, ces vers de Goethe :

L’Orient et l’Occident
Ne peuvent plus être séparés.
(Goethe, Divan occidental- oriental, Écrits posthumes, 1820-1832)

Notre humanité a passé le mur. Elle s’enracine là où est l’enfant, vertical.
L’enfant…
Palestine
étreinte étoilée du partisan
terre roulée de voiles
où s’attachent les vaisseaux déchirés du poème détournant
l’absence.

L’enfant…
(GC, Réseaux, 1984)

Il y eut la révolte des pierres :
L’enfant assis souffle l’argile du vol et le ciel
Se lève à hauteur de l’oiseau.
(GC, Vents des présences, 2002)

L’enfant se réapproprie la terre dérobée. Dans la nuit du camp de Jalazûn, je l’ai vu l’enfant lancer des pierres à la lune. David est devenu Dawud.

Les ans suivent les ans… Tempêtes de paroles creuses, tourbillons épais masquant le vol continué de la terre, de l’eau et des étoiles. Puis à nouveau l’embrasement et plus que jamais, entre les à-coups de répression sauvage, la destruction brutale et interminable, l’écrasement progressif et méthodique, le viol sourd de la vie.

En vagues répétées, le sacrifice de jeunes gens emmurés vivants qui, autant que les victimes entraînées dans leur sanglant insurger, rêvaient d’un autre destin. Refus d’un inadmissible désastre. Cri disant l’insupportable abaissement, l’indicible négation de notre qualité d’homme. Désespoir ? Ou bien :

La face diluvienne du rêve dans ses larges éperdus d’inclarté
(GC, Vents des présences, 2002)

hurlement de vie, total abandon dans l’espoir fou d’un avenir plus humain ?

On ne donne pas sa vie pour un droit, on la risque pour le rêver

Que l’on en a, fond intérieur des clartés, pays des présences
(GC, Vents des présences, 2002)

 La jeunesse des morts sert de foi à l’histoire
(GC, L’Esthétique de l’Ombre, 1997)

Le poète est de ces amoureux d’une plainte du naï qui, blessée d’un tir de mitraillette, monte d’un ton dans la nuit. De ces amoureux de l’olivier meurtri dont les racines courent sous les murs et les forcent. Il est l’amant à l’amour mutilé, otage de l’arrogance, de la prétention à courber l’Autre à ses caprices insensés, massacrants.

Son cri déchire l’absence comme l’éclair zèbre la nuit. Il donne à saisir d’emblée ce qui est enfoui aux plis des ténèbres.

Privilège et destin du poète. Il est devin : il décrypte, dans les signes célestes tracés par le calame divin, les sentes paradoxales du futur. Et avec le philosophe, il esquisse une esthétique de la responsabilité, forge une réponse à hauteur d’homme.