Les enfants des jardins suspendus

paru dans Tempête de plumes n° 5, avril 1994,
repris ensuite dans Polyglotte, n° 8, avril/mai 1995

La Seine charriait ses longs trains de noyés. Les vents lourds d’âcres expirations avaient grossi les eaux, bouillonnantes aux vitraux de Notre-Dame. Des corps menus de fillettes enroulés dans leurs voiles noirs, des restes déformés des calcinés d’Al-Amiriya venaient mourir aux volées d’arc-boutants, mêlés aux revenants d’antiques ratonnades.

Les rires dans l’école des Jardins-Suspendus, à côté des bancs de bois laissés vides des enfants tués dans le bombardement de l’abri, sa gorge en portait le tatouage. Et le cri des mères agglutinées autour du médecin, l’entrée de l’hôpital de Bassora, réclamant en vain du lait pour leurs bébés, comment même en parler ? Chacun restait recroquevillé sur sa ration quotidienne d’horreurs audiovisuelles s’additionnant à ses propres terreurs. Si l’on n’avait pu percevoir la chair et le sang sous la tempête du désert, comment ressentir aujourd’hui, trois ans après l’orgie guerrière, les douleurs d’homme encore soustraites à l’œil de la caméra ? L’horreur détournait de la douleur. Le siège de l’Irak avait déjà fait davantage de victimes que la guerre, autant que le dépeçage de la Bosnie. Sarajevo et Mogadiscio effaçaient Bagdad. Souvent on lui avait rétorqué: « ‘est la faute de Saddam! ». Il était resté coi, les mots sectionnés net à leur racine. Il savait son cri dérisoire, aussi impuissant à combattre les vents glacés que la flamme chétive d’une bougie. Mais il lui arrivait de hurler, seul, pour lui-mˆme, pour s’assurer qu’il avait bien une voix, qu’il était toujours vivant.

Une évocation obsédante le taraudait : une armée d’obscurs démons brisait les phalanges bleuies des rescapés du déluge cherchant à s’agripper aux rives argileuses du Tigre et aux racines des tamaris nains. Il sortait d’un enfer où les humains se débattaient contre une adversité insoupçonnée pour s’accrocher à la vie. Il laissait derrière lui les eaux étales du Golfe derrière le mur de l’oubli. En passant le mur, il avait senti le silence réfrigérant s’insinuer dans ses membres. Il avait deviné l’haleine des typhons meurtriers sur ses talons. Comme mus par un étrange caprice, les ouragans qui avaient semé la désolation sur le limon dont fut fait Adam, s’étaient retournés sur eux-mêmes, exhalant ici leurs redoutables suffocations, continûment.

Il rentra chez lui choqué, captif des souvenirs qui lacéraient sa poitrine. Les photographies qu’il venait de faire tirer occupaient son esprit, avec ces visages de l’après-tempête, ces visages sans une plainte, marqués d’une grave patience. Il se sentait en suspension dans nulle part‚ étranger à son monde familier. La première nouvelle qui lui parvint de son entourage, alors qu’il restait enfermé chez lui, fut le d‚cŠs de son cousin. Atteint d’un cancer, la chimiothérapie subie au printemps lui avait redonné une confiance qui l’avait assisté dans son voyage. Mais une brutale rechute avait frappé quelques jours seulement après son départ, aggravée par une tuberculose que les médecins avaient cachée à la famille. Comment la chaleur avait-elle à ce point désert‚ les vivants qu’un mourant pût être ainsi privé des siens, privé du dernier regard, de la dernière caresse ? Que la famille fût si barbarement invitée à quitter la chambre d’hôpital pour laisser le patient seul devant la mort livrée aux mains impersonnelles ? Sans qu’elle eût droit au visage rasséréné par le sommeil après la souffrance. Le frère et la sœur avaient dû se battre comme des diables pour forcer une administration médicale insensible, à les laisser accompagner le moribond jusqu’à son dernier soupir. Ils y étaient parvenus, mais il leur restait l’amertume. Penser que leur acte pouvait rester isolé, sans lendemain, dans le désert froid des hôpitaux… Mort propre, fonctionnelle. Guerre propre des fantasmes technologiques. Pathologie de la propreté. Il avait la douloureuse sensation que l’humain avait déserté ce monde pour se réfugier de l’autre côté du mur de la guerre du Golfe.

Des cataractes de boue déchiraient les cimetières de Bosnie, entraînant pêle-mêle les tombes des musulmans et des souvenances de bogomiles persécutés par les saintes inquisitions épiscopale et patriarcale. Les rivières se vengeaient des technocrates canalisateurs, des régulateurs et planificateurs de cours en reprenant de force leur lit, arrachant sous leurs sauvages harcèlements, les traces des viols urbanistiques. Et les bras de Shiva démembré s’amoncelaient au tablier du pont romain de Vaison qui seul avait tenu. Des hardes de naufrageurs en casquette de base-ball fluorescente régnant sur les berges tendaient leurs perches aux survivants emport‚s par les courants, moyennant rivage en espèces sonnantes. Pris dans les ressacs aux tours inachevées, les bois précieux de la Très grande Bibliothèque exsudaient du sang des indiens exterminés à la dynamite. Des moines tibétains méditaient sur les toits de tuile rouge, gonfalons cramoisis claquant dans la tempête.

La rue filait, encadrée de murs uniformément plats aux lancinants carreaux de faïence mate, façades implacablement rectilignes de fenêtres rectangulaires, portiques carrés surmontant d’inlassables parallélépipèdes d’immeubles. Sans la moindre courbure qui vient briser l’orthogonalité d’un Mondrian forcé à d’épileptiques symétries. Il fut projet‚ dans une sorte de couloir d’hôpital dont les parois se resserraient sur lui à mesure qu’il avançait. Échapper à cette angoisse… Il se souvint avoir éprouvé la même sensation dans la rue de Haïfa à Bagdad, aux désespérants alignements de béton gris et aux arcades noires désertes. Il avait fait un écart délibéré, s’était réfugié sur la face cachée de l’avenue, avait déambulé dans les venelles proscrites d’Al-Chawaka. Dans la clameur des petits métiers sous les encorbellements nostalgiques de chenachils aux moucharabiehs défoncés et aux stores de bois couverts de poussière. Il força le pas pour atteindre le Marais où se trouvait la galerie qui exposerait ses photographies, espérant se libérer du malaise que provoquait en lui l’architecture de salle de bain et d’hôpital, tétanisante et frigorifiante. Mais curieusement, il lui sembla que les vieilles portes cochères, les fenêtres et les balcons ouvrages, les pierres des façades, les réverbères et jusqu’aux pavés luisants, avaient été astiqués comme meubles d’antiquaire. Et il d‚cela dans cet urbanisme de musée la même touche de morbidité que dans l’urbanisme de clinique. Il se souvint qu’au retour d’un s‚jour en Afrique, il traversait la Suisse pour se rendre à Milan. La route lui semblait étrange, avec ses miroirs convexes à l’angle des sorties de villas, avec ses bas-côtés rasés court comme si quelqu’un s’était appliqué à couper le moindre brin d’herbe avec des ciseaux de coiffeur. Cette nature normalisée lui avait donné un haut-le-cœur. Urbanisme propre. Le paysage comme la ville semblait naturalisé, rebelle à toute résonance avec un quelconque élan des sens.

Des escouades de nettoyeurs s’entêtaient à racler les cours des panoptiques jusqu’à éradiquer pour les prisonniers tout fragile espoir de la fleur du fraisier sauvage perçant dans le gravier. Les murs de Berlin ayant c‚d‚ sous la poussée des désespérés de lendemains meilleurs, des flots inverses s’engouffraient dans leurs brèches en torrents furieux, survolés de vautours aux serres chargées d’anneaux de platine et aux plumes de billets verts, criaillant un lugubre « In God we trust ». Des songes dépenaillés de sans-abri passaient, agriffés aux épaves hétéroclites, chassés par une raspoutitsa gluante des boyaux du métro de Moscou. Des emportements de boues naphteuses charroyaient les troncs mordorés de jeunes banlieusards niés. La statue d’Avicenne, arrachée à son socle, frappait aux corniches de la Faculté de médecine. Des hordes de charognards de presse, caméra à l’épaule, bivouaquaient sur les toits du Louvre, guettant d’exotiques épouvantes refluées de Bombay et de Kaboul, et repoussaient sauvagement les noyés se cramponnant à leurs jambes et aux pieds de leurs appareils.

Il s’aperçut en pénétrant dans l’immeuble qu’on installait un nouveau code d’entrée. L’interphone ne suffisait pas. « C’est à cause du foyer africain », lui expliqua un voisin. Le foyer africain, un peu de chaleur dans le quartier. Le soir, le hall se transformait en bazar avec ses vendeurs de bonbons, de tissus bariolés, de musc et d’amulettes. Le dimanche, la foule se répandait sur le trottoir, hommes et femmes en boubous de fête, petits enfants vêtus d’habits bigarrés qui couraient entre le foyer et le jardin public. Combien de fois s’était-il précipité chez lui prendre son appareil photographique et s’était-il installé là pour saisir ces bouquets de couleurs chatoyantes dans la rue grise ? « Les Africains font baisser le prix de l’immobilier! ». Et l’on se barricadait à double tour, chacun dans son immeuble. Et dans l’immeuble, chacun dans son appartement, où la mode avait pris d’installer des systèmes d’alarme. La peur de l’autre refoulée par la porte mena‡ait par la fenêtre. Atomisé dans une lente dialyse sociale, l’homme se rendait prisonnier de ses propres peurs. L’individu, forteresse assiégée par ses propres fantasmes, fuyait l’absinthe de la solitude dans un univers virtuel, télévisuel, dans un succédané de vie, stérile, sans guère de douleurs ni de joies. Il ne supportait même plus les rires de l’enfant sous sa fenêtre, car ils le renvoyaient à sa propre mort.

Des barges de débarquement vomissaient dans la nuit des marines grimés, sous les projecteurs d’une meute de journalistes qui les attendait sur les rivages de Somalie. Les eaux bitumineuses des Enfers avaient défoncé les rails d’Auschwitz qui cognaient sur la brique gris rouge des bâtiments et fracassaient les ossements déterrés aux écumes cendreuses. Au bronze de Jean-Jacques Rousseau, poussé par les remous dans les fenêtres de l’Institut, des philosophes de cour avaient clou‚ sur le visage le masque d’Adolphe Hitler. S’accrochaient aux arches rouille de la tour Eiffel les corps d’ébène de Ruben Um Nyobé et d’Eloi Machoro parmi les ressouvenirs écarlates de Poings de Justice exhumés de lœss ignorés. Des torrents de boues amazoniennes culbutaient les échelles où des grappes de mineurs faméliques remontaient leurs couffins d’or, pour les abîmer dans les excavations géantes des Buttes-Chaumont. Et près du belvédère, gisant dans les airs sur son lit de flèches, Bhishma attendait pour mourir l’heure qu’il s’était fixée.

Il l’avait deviné à son accent, le médecin qui le guidait dans le couloir orangé‚ de l’hôpital était égyptienne. Elle semblait épuisée, déployait de terribles efforts pour parler. La salle lumineuse était bondée. Partout des enfants chétifs, inertes sous le regard d’une femme ou d’un homme cherchant à les distraire d’un hochet multicolore. En expliquant les maux qui frappaient ces petits êtres blêmes, la voix du médecin se coupait. Elle se mit à sangloter en montrant ce frêle corps de nourrisson, cireux, couvert d’œdèmes. On l’avait nourri à l’eau sucrée. La mère avait perdu son lait dans les privations et le père ne gagnait pas assez d’argent pour s’en procurer. Trop ému pour imaginer le plan donnant le recul nécessaire qui permît de se retrouver devant un tel spectacle, il fut incapable d’armer son appareil. Le médecin avait lu dans ses pensées. Elle lui raconta que la veille, un photographe européen était passé et avait pris un enfant en train de mourir. L’infirmière renchérit, disant le scandale et la colère. Il s’expliquait à présent la gêne qu’il avait ressentie en pénétrant dans ce lieu. Il aurait quand même dû, puisqu’il était là, saisir cette ambiance d’hôpital ouvert où la mort était entourée, cette tendre compassion qui enveloppait les souffrants. Les nattes disposées entre les lits, où ça et là des adultes dormaient encore, ayant dû veiller leur enfant toute la nuit. Les femmes en abeya noire berçant leur petit dans leurs bras. Toutes ces couleurs vives qui font échapper à l’univers clinique. Mais il se sentait paralysé. Il avait besoin de dépasser la surprise pour mettre du clair dans son esprit, dans ses sentiments. Il lui eût fallu séjourner là quelques temps. Parvenir à épouser le rythme des gens, se mettre au diapason de leurs gestes et de leurs âmes. Se fondre dans l’atmosphère pour être en mesure d’en capter l’implicite en suspens et les résines apaisantes. Il s’était promis de revenir mais Bagdad lui avait dérobé sa promesse. Et il se reprochait de n’avoir pas exprimé cet élan de vie devant la mort, cette affirmation d’amour dans la souffrance.

Des comptables insensés ayant quitté Wall Street et le Palais Brongniart, installaient sur les bords de l’inondation leurs batteries d’ordinateurs pour enregistrer minutieusement la statistique des trépassés dérivant avec les crues. Soleil banni des gestes humains, fragments du sacré enfui des destinées, enchantements exilés des rencontres tournoyaient en mousses blanchâtres dans les maelströms des estuaires sombres aux rives parcourues d’errants fantomatiques et de signes décharnés et ratiocinants, sémiologie macabre. Des corbeaux métalliques fouissaient de leur bec sanglant le sein de la Lorelei aux cheveux de paille, la peau pustulée par des essences de colchiques industrielles. Entre les eaux gonflées de la baie de Rio et l’effondrement des favelas sur les ravinements des collines, des bandes de chasseurs d’enfants des rues s’acharnaient à leur funeste besogne. Et s’immobilisaient aux ‚cluses du canal Saint-Martin, les mutilés de Tazmamart et la dépouille de Tahar Djaout, avec son trou dans la tempe.

Un éclairage blafard fondait les sièges de moleskine terreuse, les parois pisseuses du métro et les passagers dans une languide morosité. Il cherchait en vain à deviner quelque élan derrière l’opacité des visages, et finit par s’échapper à Bassora. Dans les senteurs d’épices du souk Al-Hindi, un groupe de jeunes filles dont la brise marine soulevait la abeya, découvrant le rire des corps, volé à l’apocalypse. Son regard se posa à nouveau de visage de femme en visage de femme. Pas le moindre frémissement dans ces êtres. Un engourdissement torpide affectait leur carnation d’une morne ternissure. Il pensa à cette amie lui confiant qu’un jour, un jeune noir l’avait accostée dans une rue de Casamance et lui avait dit qu’elle était belle. Elle s’était sentie effleurée d’un baume nouveau, étonnée et ravie de ne percevoir, dans cet abord masculin, d’autre intention que gratuite, d’autre sentiment qu’une innocente et écoutante disponibilité aux sens. Jamais elle n’avait senti à ce point qu’elle avait un corps. Il ne percevait autour de lui que chairs aseptiques, corps cadavres, et se demandait jusqu’à quelle intime profondeur ces êtres devraient se retourner et creuser en eux-mêmes pour désenfouir un désir qui les aiguillonnât, les aidât à briser l’emprisonnement des sens. Un groupe de jeunes gens entra bruyamment dans la voiture, plaisantant, s’interpellant sans retenue. Fraîchement arrivés d’Algérie, heureux de leurs découvertes. Pouvoir circuler aisément dans la cité, n’avoir plus à respecter le couvre-feu qui vous emprisonne dans l’appartement surpeuplé. Et cette pellicule de givre qui enchantait les branches des arbres. L’un d’eux sentit le cercle de regards désapprobateurs se concentrer sur son groupe, et en fit remarque à un ami qui lui répliqua à voix haute: « Pourquoi font-ils cette tête ? Il faut bien rire. De toute façon, nous mourrons tous! ».

Les collines surplombant Alger, béantes, lâchaient sur la ville leurs entrailles liquides roulant la Haute-Casbah vers la place des Martyrs, défonçant la prison de Serkadji et emportant un médecin castré et ses bourreaux. Des rafales de blizzards agressifs gelaient les pieds et les mains de sans toit déguenillés, tandis que des abbés Pierre étiques à la barbe jaunissante défonçaient, à pioches et à masses, les parpaings grisâtres de corons de suie mur‚s parce qu’on les avait déclarés insalubres. Des escadrons de gens d’armes sillonnaient sur leurs canots pneumatiques les turbulences acides, interdisant aux gueux l’accès à la tour Montparnasse où s’abritaient les chiens de garde de la pensée, les écorcheurs de rêves et l’Imposture drapée de lumière. Des enroulements violacés asphyxiants s’amalgamaient aux nuées remontant les courants de Bercy et roulant si bas qu’elles écorchaient de stries laiteuses le ventre gonflé des petits enfants du Sahel déportés par les flots. Et Ibn Arabi vêtu de blanc, libéré de son tombeau par les avalanches caillouteuses dévalant le mont chargé du crime de Caïn, égrenait sur le Tertre d’inlassables prières d’amour.

Dans son appartement de Bagdad, Nassir Shemma faisait revivre sur son luth le hurlement des sirènes, le fracas de bombes et les grondements de la terre puis, après le silence du désastre, le martèlement du sol par les soldats. Il revit son sourire et celui de Khaled Belhadj, le peintre de Constantine, et le long rouleau de sa fresque tourbillonnante de coloris, de calligraphies et d’‚vocations magiques. Il revit Achraf, l’enfant de Jérusalem, fabriquant sa fronde dans chaque pas qu’il marchait, signant d’espérance chaque pierre jetée. Et il voyait notre humanité expatriée dans les confins déniés. Il songea à Heine, invoquant les nuages pour l’amener loin, loin : « Ne me laissez pas étouffer ici! ». Heine qui demandait, pour verser son sang, un champ vaste et noble. Il vit le cadavre défiguré, tordu, de Holger Meinz, mort en prison d’avoir été nourri de force. Il vit Verlaine imaginant Rimbaud amputé, fiévreux, voulant dans son délire repartir en Afrique et répétant : « Allah Karim, Allah Karim! ». Verlaine réclamant des armes pour tirer les malrêveurs du vague des fables.

Les débordements du Léthé plongeaient dans l’oubli jusqu’aux âmes des survivants. Ishtar, la déesse de la guerre et de l’amour, gémissait de sa sublime voix sur le sort des mortels remplissant les flots comme des oeufs de poissons. Un hiver mortifère figeait toute vibration dans une mécanique congélation. Les bras herculéens du cyclone, broyant en charges diluviennes les chaos périphériques, s’étaient retournés sur son oeil, cosmos normalisé, havre de paix nécropolaires. Réfugié en haut de l’Arche de la Défense, le conclave planétaire de l’Arrogance pourpre prétendait enrayer la débâcle sous le buste de Catherine Deneuve, idole universelle de plâtre médicinal. Vastitudes agonisantes où régnaient l’isolement sensoriel et la torture blanche. Mouroirs infinis peuplés de lémures décharnés et de pensées exsangues, chemins erratiques de regards ne jamais se rencontrant. Espaces désolés maintenant soumis aux retours de flamme de glaces hurlantes, aux affouillements stridents de trombes corrosives, rougies des caillots d’indicibles négations. Et la silhouette monstrueuse de Saturne, géant retourné, considérant impassible les dévastations par dessus son épaule brune.

Il revit le trou béant de l’abri d’Al-Amiriya, les corps vitrifiés, figés dans leurs postures, et cet enfant qui hantait les lieux tous les jours, remettant chaque jour ses pas dans les pas imaginaires du frère arraché. Il aurait voulu être la huppe pour voir de son oeil droit à travers les murailles épaisses du présent d’encre. Il se remémora sa grand-mère, le jour où elle était allée à la fenêtre et avait éprouvé la joie de la neige rosie par le soleil. Elle s’était ensuite assise dans son fauteuil et s’était endormie. C’est ainsi qu’on la trouva morte. Il se souvenait de l’enterrement dans le cimetière enneigé. Avant de passer la crête d’ombre de la montagne, le soleil avait risqué un dernier rayon sur le cercueil qu’on descendait dans le caveau. Et il s’en trouva bien. Il se transporta dans la montagne de l’enfance, au pied des rochers sentinelles, et vit par leurs yeux les traces de pas de l’enfant magdalénien dans la grotte, l’ardeur des bûchers dressés pour les Parfaits, le village des aïeux massacré comme repaire de parpaillots. Il regarda la vallée de larmes et crut voir Thierno le fou, le griot wolof, transformé en flamboyant aux fleurs de sang, s’appliquant à plonger ses racines profond dans les sucs de la terre, ramassant ses forces pour lancer aux rochers l’ordre d’anéantir le déferlement des mers putrides du mensonge. Il en éprouva une joie enfantine.

Les tempêtes s’étaient apaisées. Une file de canges d’argent glissait doucement sur les eaux calmes, suivant dans la nuit au regard de lune, la gondole au catafalque orné d’acanthes et de lys qui conduisait Achille Zavatta au Père-Lachaise. Sous la flamme noire des cyprès découpée dans la lumière nocturne, attendait sur la rive une fiancée d’écume, voilant son masque de gypse vénitien d’un revers de gaze lactescente. Li Po, le poète ivre, se penchait de la berge pour boire le miroitement de l’orbe nacré dans l’onde. Sur le triangle d’une voile opaline, une troupe de musiciens s’adonnait à une joyeuse cacophonie dans un cercle d’arlequins aux damiers d’ocre pâle et d’azur. Sur la c‚ruse iris‚e d’une autre voile, un groupe d’acrobates chamarrés cabriolait et pirouettait dans les rires des enfants disparus des Jardins-Suspendus.