Profanés

Paru dans « Colère », Digraphes, n° 72, décembre 1994.z

Les vents du Golfe tirent sur la ville leur linceul de cendre. Soleil affleurant en halo pâle. Silhouettes colossales de béton ocre, autels dressés pour quel rite funèbre ? Bagdad aux avenues sans fin, palmiers à l’habit de poussière, glissement silencieux des automobiles et des passants. Maigre pain brun des temps de blocus et de disette. Aurions-nous déjà la terre dans la bouche ? Parce que même l’eau prend le goût de l’argile.

  Mort sans même que le sang coule. Mort de chairs exsangues, de petits ventres outres gonflées, de peaux ternes et grises, de plaies rongeant le visage avant qu’un sourire n’y ait pu éclore. Recroquevillés, corps frêles de cire, déjà momies. Mères statues devant l’enfant à l’agonie, douleur aussi dure et froide que le marbre. Larmes et sang ne se mêlent pas en roses rouges. Les fleurs sont artificielles.

  L’ami ne visite plus l’ami, pour que la plainte ne croise plus la plainte. Ulcérée de chancres naphteux, la terre se replie sur elle-même, emmenant dans son suaire les humains qui résistent et s’entêtent sans bruit. Malades cloués en funeste attente, sans médecine. Rires enfuis des corps figés d’une étrange glaçure. Drapeaux noirs et banderoles de deuil enlevés des rues. On se cache pour partir. Mort sans spectacle.

Droits de l’Homme. Mais de quel Homme s’agit-il lorsque le frère ne voit plus le frère, que les humains sont profanés ? Sa face est celle de la Mort. Voyage aux Enfers. D’amour mutilé, hommes, animaux et plantes crient en stridences inaudibles, et se marque dans nos chairs le tatouage muet d’un appel.

Au bout du glacis-désert, l’immense prison du silence. Dans le limon humide de la berge, l’empreinte de pieds nus. Vêtus de coton blanc, les amants s’immergent dans l’eau de la Vie. A l’ombre de la cabane de roseaux, les dattes, les raisins secs et le pain qu’ils partageront avec les morts avant de s’unir.

Cortège taciturne. Lent écoulement de femmes en abeyas noires, pleureuses à la remontée du temps, égrenant le chapelet des sacrifices. Tammouz, Jésus, Ali… Des tués d’Al-Amiriya et des morts sans tapage d’aujourd’hui, des noms s’écriront dans la mémoire. Ce silence, vers quel passage ouvre-t-il ?